2. Angoisse

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       Quelques heures, plus tard, la voix du robot me tira de mon sommeil, et cette fois-ci le soleil était haut dans le ciel. Par les vitres, je pouvais voir tout Angeltown, mais aussi les volutes sombres et hypnotiques du Nuage, visibles à des kilomètres.

Comme chaque jour, je secouai la tête pour oublier tout ce qui allait de travers.

Mais ce matin, peut-être parce que nous étions le jour de la Solution, je restai étonnement soucieuse. L'Assistant s'en rendit compte, puisqu'il arrêta de me dérouler le programme du jour, et se contenta de me tendre mes vêtements avec son bras robotique. Pour cette matinée, je ne porterais qu'une tenue légère, puisque la cérémonie ne commençait qu'à quatorze heures. Il serait alors bien temps d'enfiler l'une de mes innombrables robes de soirée.

Je rejoignis la salle-à-manger, à l'autre-bout de l'appartement, où m'attendais ma mère. Je me constituai une expression de façade : elle avait tellement peur du Nuage, inutile de l'alarmer avec mes préoccupations... Quant à l'explosion, elle prenait tellement de somnifères qu'elle ne risquait pas de l'avoir entendue. Je la trouvai déjà au travail, comme d'habitude, son verre de lait posé sur son immense écran de styliste.

- Bonjour, ma chérie, me lança-t-elle de sa voix douce. Tu as bien dormi ?

- Oui, merci, répondis-je en m'asseyant à ma place.

Le bras de l'Assistant s'empressa de m'apporter mon petit-déjeuner, que je considérai d'un œil dégoûté. Comme d'habitude, les toasts étaient trop grillés, et je repoussais l'assiette. Les fraises semblaient mûres, mais encore fallait-il qu'elles ne le soient pas trop. La crème Chantilly avait l'air onctueuse, mais les pancakes ruisselaient tellement de beurre qu'il m'était impossible de les toucher... Je poussai un lourd soupir.

- C'est la Solution qui t'angoisse ? Interrogea maman, figeant ses gestes, son long stylet de dessin à la main. Tu as des cernes...

- Ça va, répondis-je en haussant les épaules, tandis que l'Assistant remportait les plats. Il n'y a pas de quoi être angoissée... les Scientifiques vont nous présenter leurs travaux de cette année, trouveront des excuses pour expliquer qu'ils n'arrivent pas à ralentir le Nuage, et ouvriront le buffet. Comme chaque année...

Je m'interrompis en voyant le visage de ma mère se crisper. Elle, c'était vrai, détestait ce jour. S'il n'y avait pas mon père pour la soutenir, elle n'irait même pas à la cérémonie. Elle se força à sourire, et lança d'un ton faussement joyeux :

- Dans trois ans, tu seras à leur côté, ne l'oublie pas ! Ne te moque pas trop !

- C'est vrai, souris-je, saisissant la perche qu'elle me lançait sans faire exprès. D'ailleurs, je crois que je vais aller travailler un peu. Cela me détendra !

Sans attendre sa réponse, je me levais, et me dirigeais vers ma salle d'étude. Un an auparavant, j'avais passé le Concours Supérieur, qui déterminait dans quel domaine je ferais carrière. J'avais été reçue première en Astrobiologie, ma matière préférée. Donc depuis, je suivais des cours en ligne (la plupart des Scientifiques vivaient à Freetown, la capitale), et je travaillais en parallèle sur des missions scientifiques simples. Le Professeur Torrel, mon référent, me demandait par exemple de ficher des composants du Nuage, de classer toutes les étoiles connues par ordre décroissant de taille, ou bien de cibler toutes les planètes potentiellement habitables de la galaxie.

Une fois assise devant ma table-écran, je balayais la page d'accueil pour pouvoir consulter les informations. J'appris ainsi que l'explosion avait détruit deux immeubles en bord de mer, tuant ainsi douze d'En-bas et trois Riches. Je ricanais. Ces terroristes n'étaient même pas capables de protéger les leurs... Je répondis à un message scandalisé de Mina Murray, ma meilleure amie, avant d'ouvrir celui de Neil.

Comme à chaque fois que je pensais à lui, mon cœur s'emballa. Je connaissais Neil depuis toujours, et du plus loin dont je me souvienne, il m'avait toujours fait de l'effet. Et moi qui ne connais pas la timidité, je ne m'étais résolue que l'année précédente à lui avouer mes sentiments. Finalement, nous sortions ensemble, et nous avions même prévu de nous marier quand nous aurions fini nos études.  Lui appartenait aux Financiers, et un grand avenir lui était promis.

Finalement, je me résolus à ouvrir le mail quotidien du Professeur Torrel. Il me demandait de classer un échantillon de roche par taux d'humidité, et je levai les yeux au ciel. J'avais beau l'adorer, parfois je trouvais ses idées vraiment étranges. Comme pour la première mission qu'il m'avait donnée : celle des planètes habitables. 

J'avais été déçue, je m'en souviens. J'avais cru qu'il me prenait pour une idiote. Tout le monde savait que la Terre était la seule planète capable d'accueillir la vie, après ces centaines d'années de recherches. Mais il m'avait persuadé du contraire, et m'avait penché sur des galaxies déjà explorées des siècles auparavant. Je les avais donc docilement passées au crible, mais sans attention particulière puisque mes cours me prenaient la majorité du temps. Et un jour, par hasard, dans la galaxie A-18-Hurricane, j'avais découvert EA. Une jolie planète inconnue, jamais répertoriée. Rocheuse, bleue et verte, elle ressemblait un peu à la nôtre, mais en plus petite et sans trace de vie humaine. La communauté scientifique avait salué vivement la découverte, attribuée pour le moment à mon mentor puisque j'étais mineure. Et, fort de notre succès, Torrel m'avait ensuite proposé de créer un robot capable d'aller sur EA en moins d'un an. Il devrait pouvoir voyager à une vitesse supérieure à l'année lumière/minute. J'avais eu l'idée d'utiliser l'énergie du Nuage pour créer le moteur, et l'idée avait fonctionné à merveille. Notre fameux robot était donc parti, et il avait peu avant atterri sur EA. Mais nous n'avions pas encore fait part de ce nouvel exploit.

Je me penchais quelques minutes sur le nouvel article que je devais rendre au magasine Sciences et Techniques pour la fin du mois. Puis enfin, je m'attaquais à la fameuse répartition des roches par leur taux d'humidité.

Je sursautais quand l'Assistant m'interpella. Il me rappela que je devais déjeuner avant de me changer pour la Solution. Je me levais, éteignis mon écran, et quittais la pièce. Exceptionnellement, mon père était rentré déjeuner. Ça n'arrivait qu'une huitaine de fois par an. Il était tellement pris par son travail d'Administrateur (le rôle le plus important d'Axer, derrière les Dirigeants et le Président) que je ne le voyais qu'en coup de vent la plupart du temps. Les dîners étaient les seuls moments où nous pouvions discuter. Mais à cause de maman, je gardai pour moi toutes mes questions au sujet de l'attentat, et ne parlais que de la Solution et de mes études.

Dans ma chambre, ma styliste de mère m'avait préparé une nouvelle robe de cocktail. J'admirais les cascades de soie rouge, le bustier pourpre et les talons vernis de dix centimètres. Au bout d'une demi-heure, j'étais prête : mes cheveux étaient élégamment relevés en un chignon élaboré, et mon maquillage était complètement refait. Je jetais un coup d'œil à mon miroir. Ma mère avait bien jugé : le rouge m'allait bien. 


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EA - La Solution [Réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant