Le silence avait régné en maître tout au long de leur périple. Ils avançaient, encadrés par la végétation marécageuse et l'écho lointain des grenouilles, les rires mauvais des Moires et le silence des enfants encore trop frais dans leur mémoire. Au cours de leur marche, personne n'avait osé rompre ce silence sacré. C'était comme si le sort tragique des enfants avait tracé une ligne invisible entre eux et le reste du monde, une ligne que personne ne souhaitait franchir. Leur voyage à travers le marais de Torséchine avait ainsi été une marche silencieuse, une marche au cours de laquelle chaque arbre, chaque touffe de roseaux, semblait prendre des formes effrayantes dans le brouillard. En arrivant à la lisière nord du marais, ils virent devant eux s'étendre un vaste plateau humide, parsemé de touffes d'herbe et de nénuphars. L'air était lourd, humide, chargé des effluves de la terre et des fragrances dégagées par l'eau stagnante. Mais malgré la lourdeur de l'atmosphère, ils ne purent s'empêcher de ressentir un sentiment de soulagement en voyant arriver la frontière de cette terre maudite. Jeannot, qui les guidait jusque-là, s'arrêta et se tourna vers eux. Son visage, marqué par la perte de ses amis, était grave, mais ses yeux brillaient malgré tout d'une lueur de gratitude.
- Merci, dit-il simplement.
Sa voix, rauque et grêlée par les années passées à hurler contre le vent et la pluie, résonna doucement dans le silence du marais.
- Merci de m'avoir aidé, et d'avoir tenté de sauver les enfants, poursuivit-il. Je ne pourrai jamais assez vous remercier.
Puis, sans un autre mot, il se retourna et s'éloigna, son corps se fondant à travers les roseaux. Ils le regardèrent partir, son image se dissolvant lentement dans le paysage marécageux jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien d'autres que le silence et l'immensité du marais.
- Où allons-nous à présent ? demanda Alric au Sorceleur.
- Je ne sais pas, répondit-il simplement. Continuons en direction du Nord, Kavka nous retrouvera bien assez tôt.
En silence, ils reprirent leur route, leurs chevaux marchant à rythme lent en direction du village de Culterrier situé à quelques kilomètres au Nord de leur position. La plaine qui s'ouvrait devant eux contrastait avec le paysage tourmenté du marais qu'ils venaient de traverser. Au lieu de la vase profonde et des eaux stagnantes, leurs sabots foulaient maintenant un sol ferme, parcouru de petites rigoles serpentines dans lesquelles la faible lumière soleil se reflétait comme dans un miroir d'argent. En dépit de leur fatigue, ils avançaient à allure constante, chaque pas les éloignant un peu plus des horreurs du marais.
Dès qu'ils atteignirent les confins du modeste hameau, Alric laissa son regard embrasser l'activité frénétique qui animait le lieu. Des formes émaciées, voûtées sous le poids de la misère, s'agitaient dans une danse funèbre, leurs vêtements, ternis par les rigueurs des saisons et l'acharnement du labeur, pendouillaient autour de leurs corps décharnés. Le village se dévoilait comme une toile peinte à l'eau, ses couleurs délavées traduisant une chronique de souffrance et de survie. Les femmes du hameau, leurs traits creusés par la faim incessante et un labeur quotidien épuisant, étaient agenouillées près de bacs de lessive, frottant avec vigueur des tissus rêches contre des planches à laver griffées par le temps. Quelques enfants, fragiles comme des roseaux, parcouraient les ruelles en quête de brindilles et de petits bouts de bois pour alimenter le feu du soir. Leurs yeux, trop grands dans leurs visages amaigris, brillaient d'une résilience féroce. Malgré la terreur qui empoisonnait l'air, ils parvenaient encore à rire, leurs éclats de voix affaiblis par la faim se mêlaient à la brise comme un hymne à la résistance. Au loin, des hommes qui n'étaient guère plus que des squelettes vêtus de haillons, labouraient de minuscules parcelles de terre avec des outils grossiers. Leur travail était lent, mesuré, une danse précaire pour économiser chaque parcelle d'énergie. Les sillons qu'ils traçaient étaient à peine assez profonds pour accueillir des semences, et la terre, aride et inhospitalière, semblait refuser toute promesse de récolte. Alors qu'Alric observait avec tristesse ces scènes douloureuses, des fragments de conversation lui parvenaient comme autant de mélodies sombres dans l'air. Certains s'interrogeaient sur la bonté des Moires du marais et si leur bénédiction permettrait une récolte qui apaiserait leur faim hivernale, d'autres murmuraient avec inquiétude la disparition dans le marais d'un certain Thorian et de son jeune petit-fils Draven quant, d'autres encore, se moquait d'un vieil homme, assis sur un tronc d'arbre creux qui faisait danser son couteau sur une petite figure de bois. Tout ce qu'il voyait en traversant le village lui faisait ressentir une pitié qu'il n'avait jamais ressentie encore, notamment lorsqu'il comprit d'où venaient les oreilles qui l'avait tant dégoûté lors de son passage sur le Sentier des Douceurs. Il sentit ainsi un profond soulagement lorsqu'enfin, ils ressortirent de ce lieu de désolation, marqué du sceau de la tyrannie des Moires.
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Le Sorceleur - Le prix à payer
FantasyAu cœur des terres désolées de Velen, ravagées par les affres de la guerre, Geralt de Riv, le sorceleur, se retrouve à nouveau pris dans les mâchoires impitoyables du destin. Chargé du fardeau de défendre les plus vulnérables et de chasser les ténèb...