1. L'intrus

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Avis d'échéance de loyer.

Les lettres en capitale d'imprimerie attirèrent mon regard sitôt que je le posai sur mon paillasson. Le même paillasson où je venais de m'essuyer les pieds énergiquement avant de me raidir en entendant un bruissement de papier sous mes talons. Je sentis mon cœur sombrer de désespoir, et il ne m'en fallut pas plus pour me jeter au sol afin de ramasser la lettre toute chiffonnée et, parce que ce n'est pas drôle sinon, embouée par mes soins.

— Oh bordel, quelle gourde !

Le juron paniqué qui m'échappa rebondit sur les murs de mon petit vestibule pour aller se répercuter dans le couloir de l'immeuble, où ma voisine de palier m'adressa un regard furibond en couvrant les oreilles de sa fille – tant pis pour ma résolution à être moins grossière. Je lui adressai un sourire paniqué et refermai la porte derrière moi avant qu'elle ne vienne me tirer les oreilles.

Tout en me dirigeant vers le séjour, je déchirai le pli de l'enveloppe à l'origine de tous mes maux. Le contenu se révéla bien vite, signé de mon bailleur préféré et de sa tolérance zéro pour les retards : le prélèvement du loyer de ce mois avait été rejeté par ma banque en début de semaine, faute de moyens à transférer. Je soupirai, osant à peine imaginer l'étendue de mon découvert. Ô combien nécessaires, puisqu'ils me permettaient de ne plus dormir sur un matelas à même le sol, mes achats de la semaine dernière posaient définitivement problème.

J'abandonnai le courrier sur la table et me rapprochai de l'évier pour me passer de l'eau sur le visage. Ça faisait du bien, avec la migraine qui commençait à poindre à l'arrière de mon front. La journée n'avait pas été particulièrement rude, mais je peinais encore à trouver mon rythme entre les cours et les préparations qui s'éternisaient au-delà de 19 h 00. Pour couronner le tout, je m'étais encore une fois perdue sur le chemin du retour à la sortie du tramway, contrainte de couper par le cimetière communal afin de rentrer chez moi – et un frisson me courut sur l'échine rien que d'y repenser.

Voilà près de trois mois que je vivais ici, dans ce faubourg en banlieue de Strasbourg. Je ne m'étais pourtant fait ni à ses rues dédaléennes, ni à son atmosphère à donner la chair de poule. Il y avait bien sûr cette immense nécropole qui s'étendait de la sortie du tram jusqu'au bas de mon immeuble – et je mentirais en disant ne pas m'imaginer des choses avec la vue lugubre que j'avais le soir depuis ma fenêtre – mais ce n'était pas tout. La vétusté des réverbères privait certaines ruelles d'éclairage dès que la nuit tombait, les arbres pliaient sous leur propre poids au bord des avenues, et les chats errants se multipliaient à l'ombre des bâtiments en quête de nourriture. Un décor macabre, en somme, qui ferait rêver bien des producteurs de films d'horreur.

— Au moins, je n'ai pas de voisins bruyants, ironisai-je à voix haute dans une tentative de me consoler.

Le silence me répondit, écho de ma solitude. Il ne dura pas bien longtemps, écourté par une série de vibrations soudaines qui retentirent dans toute la pièce en provenance de la poche arrière de mon jean. Je sortis aussitôt mon téléphone pour découvrir sans surprise un appel entrant de ma mère. L'espace d'un instant, j'hésitai à lui répondre, comme entendre sa voix me ferait probablement du bien. Je changeai cependant d'avis à la dernière seconde en me rappelant la pile de copies qui attendaient d'être corrigées depuis le week-end précédent, et je rejetai l'appel sans plus de cérémonie.

— Pas le temps de niaiser, m'exclamai-je dans une tentative de me motiver.

J'attrapai quelques olives dans le réfrigérateur de sorte à avoir quelque chose sur l'estomac, puis contournai le canapé pour me diriger vers mon espace bureau, à savoir une table basse couverte de manuels scolaires. Mon mal de tête s'intensifia sensiblement à leur vue – et j'ajoutais mentalement « paracétamol » à ma liste de choses à acheter dès que j'aurais de l'argent – mais je m'y attablai quand même en chaussant mes lunettes de repos ; les exercices d'écriture libre ne se corrigeraient pas tout seuls.

CLAIR-OBSCUR ⋅ Les Enfants du Soleil-LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant