Alec resta dans l'école quand nous partîmes, prétextant avoir encore des choses à régler là-bas. Quand je lui demandai quoi exactement, il m'envoya bouler à coup de « ça ne te regarde pas » et autres sourires insolents. En d'autres circonstances, je serais sans doute montée au créneau ne serait-ce que par principe – au-delà de son comportement, sa présence dans l'école restait suspecte – mais l'état de Tobias et ma fatigue générale m'en dissuadèrent. Et puis, même si ça m'arrachait la gorge de l'admettre, il était parvenu à retrouver ce dernier en vie, ce qui n'était pas négligeable. J'avais donc préféré ne pas insister et plutôt me concentrer sur l'itinéraire indiqué par mon téléphone.
Les Colibris, la maison d'enfants où résidait Tobias, se situait à l'autre bout de la ville. C'était une grande bâtisse en briques roses et jaunes, haute de quatre étages, où il était difficile d'imaginer que des enfants vivaient au quotidien. Ce n'était pas faute de vouloir rendre l'endroit plus accueillant, pourtant, car de nombreuses fresques coloraient les murs extérieurs et les décorations artisanales – guirlandes lumineuses faites en gobelets, masques d'assiettes en carton et autres créations manuelles des jeunes résidents – en tapissaient l'intérieur du sol au plafond. Il n'en restait pas moins que les grilles immaculées sur les fenêtres et le double-système de sécurité au portail puis à la porte principale donnait à cet orphelinat moderne des airs de prison pour enfants.
Tobias n'avait pas l'air d'être gêné cet aspect. Il n'était pas joyeux non plus, mais plutôt indifférent, comme s'il ne se rendait pas compte de la nature tragique de son lieu de vie. Et si j'en croyais les dires de Charlotte un peu plus tôt dans la soirée, c'était tristement compréhensible ; il n'avait jamais connu autre chose que cet endroit, trop habitué à ces murs en peinture écaillée et à ces faux-semblants de vie confortable pour se dire que ce n'était pas normal, que ce n'était pas comme ça qu'il devait grandir.
— Ça va aller, Tobias, on est presque arrivés.
Il hocha la tête pour toute réaction, sans lever les yeux vers moi ou me lâcher la main pour autant. C'est tout ce qu'il avait fait sur la dernière demi-heure – le temps de marche entre l'école et le foyer. J'avais eu beau essayer de lui tirer les vers du nez ou juste lui promettre que tout irait bien, pas un seul son n'était sorti de sa bouche. Seul le silence assourdissant de la nuit m'avait répondu, ainsi que la pression désespérée de sa main sur la mienne.
Je ne me faisais pas d'illusions ; ce mutisme était évidemment lié à ce qui s'était passé dans l'école, et je peinais à croire que c'était un simple coin de table qui en était à l'origine. En plus, je pouvais jurer sur tous les dieux que je connaissais que, en supposant que quelqu'un ait oublié de les fermer à clé, les deux remises du fond où Alec disait avoir retrouvé mon élève étaient complètement vides, pour les avoir fouillées de fond en comble moi-même. Et puis il y avait ce regard que Tobias et lui avaient échangé avant de me confirmer cette version pas crédible pour un sou.
Il y avait définitivement plus que ça à cette histoire. Mais quoi ?
Je reléguai mes inquiétudes à l'arrière-plan lorsque nous arrivâmes devant le second interphone des Colibris, à la toute fin du chemin en gravier qui reliait l'immense portail à l'entrée du foyer. De la lumière filtrait par les vitres opaques du hall pour se projeter timidement jusqu'à nos pieds, comme une dernière barrière entre nous et la maison d'enfants. Le mur n'étouffait cependant pas tous les bruits qui s'en échappaient – un mélange de cris, musiques désaccordées de jouets et battements de pieds en pleine course – et me rappelaient hélas le capharnaüm habituel de la cour de récréation. Sauf qu'ici, ça ne durait pas vingt minutes. C'était en continu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
— Maîtresse, il faut que je te dise un truc.
Je sursautai au son soudain de la voix de Tobias que je ne m'attendais plus à entendre, et non sans un coup d'œil vers les vitres opaques pour m'assurer qu'autant que nous ne voyions rien, nous ne pouvions pas être vus, je répondis dans un murmure :
VOUS LISEZ
CLAIR-OBSCUR ⋅ Les Enfants du Soleil-Lune
ParanormalVoilà trois mois qu'Hedy vit dans une petite ville en banlieue de Strasbourg, où elle enseigne à une classe de CM2 à l'année. Elle remplace un professeur qui n'est jamais venu et dont elle ne sait rien. Ses journées sont rythmées par des cours qui t...