Ma nuit ne fut pas reposante. Je m'étais endormie tôt, pourtant, emportée par la fatigue au beau milieu de mon dîner et de mon canapé, mes lunettes encore sur le nez. Ça n'avait pas suffi pour autant, et le réveil en position assise contre le dossier bon marché où s'accumulait tout mon matériel de tricot s'était avéré douloureux. Pas que mon corps ne fût gêné jusque-là, puisque c'est ma troisième alarme qui me tira du sommeil, juste à temps avant que je ne sois en retard pour de bon. Aussi, inutile de préciser que je comatais encore un peu sur le chemin de l'école – et ce, malgré ma grande tasse de café matinale.
Les portes du tramway s'ouvrant brutalement m'arrachèrent à mes pensées encore brumeuses de fatigue, si brumeuses que j'oubliai de m'éloigner du battant contre lequel je m'appuyais et manquai de tomber la tête la première sur le quai. Mes réflexes me sauvèrent de la chute, dans une série de gestes tous aussi bizarres les uns que les autres qui me stabilisèrent, mais pas des regards curieux – voire moqueurs – que m'adressèrent quelques passants devant ma danse improvisée. Je baissai la tête dans mon écharpe, rouge de honte, et priai tous les dieux que je connaissais pour qu'il n'y ait aucun parent d'élève parmi ces gens. Ou pire, l'abruti de la veille.
Mes pensées s'assombrirent au souvenir de ma conversation avec lui. Enfin, si on pouvait parler de conversation, quand il avait esquivé la moitié de mes questions sur sa présence dans l'école et répondu à l'autre moitié en m'insultant au passage. Je serrai les dents, encore vexée par sa remarque sur mon apparence. Je ne ressemblais tout de même pas à une adolescente, quand même ? Ça ne me gênait pas plus que ça de faire plus jeune que mon âge, au fond, mais je ne pouvais pas m'empêcher de me dire que c'était sans doute ce qui compliquait ma première année d'enseignement. Et l'idée que ce soit lui qui mette le doigt dessus, ce connard prétentieux qui ne me connaissait pas et dont je ne connaissais rien, ça me hérissait le poil plus que de raison.
Je secouai la tête en poussant la porte de l'école quelques instants plus tard. Non, c'était peu probable que je le recroise aujourd'hui. Ou même un autre jour, d'ailleurs. C'était sans doute un paumé qui passait devant l'école par hasard et, en voyant de la lumière, était entré par curiosité. Peut-être même qu'il était saoul, ce qui expliquerait son comportement de goujat.
— Maîtresse ?
Le timbre enfantin de la voix me tira à mes ronchonnements, et je me retournai pour découvrir avec stupeur la petite silhouette de Tobias à quelques pas de moi. Il me regardait avec de grands yeux curieux de sous son bonnet effiloché dont seules quelques mèches brunes s'échappaient, raides d'électricité statique entre les fils de laine. Si je m'inquiétai de sa capacité à voir au moins aussi limitée que celle d'un pilote de Formule 1 dans son casque, lui ne semblait pas gêné, pas plus qu'il ne l'était par son manteau deux fois trop grand pour lui et mal boutonné – jusqu'au menton, en dépit de la chaleur du couloir.
Ce dernier détail m'interpella tout particulièrement, car à cette heure aucun élève ne devrait se trouver dans les couloirs. Les grilles n'ouvraient pas avant vingt minutes au moins, et ceux qui allaient à la garderie devaient rester avec les animateurs responsables dans la cour. Même les professeurs se faisaient rares, et j'en étais un parfait exemple – quoique loin d'être exemplaire. Aussi je me gardai de le harceler de questions de si bon matin :
— Bonjour Tobias. Tout va bien ?
— Oui, ça va...
La petite voix avec laquelle il me répondit ne m'étonna pas. En dépit des histoires de monstres qui remplissaient tous ses écrits d'invention, Tobias n'en était pas moins un enfant calme. Insaisissable, même. Il ne se faisait pas embêter par les autres, loin de là, assez populaire au sein de la classe. Mais il avait des moments d'absence, des périodes où il se mettait en retrait de lui-même afin d'observer le reste de la classe avec plus de distance. Comme un aigle royal qui veille sur son territoire depuis la sécurité de son nid.
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CLAIR-OBSCUR ⋅ Les Enfants du Soleil-Lune
ParanormalVoilà trois mois qu'Hedy vit dans une petite ville en banlieue de Strasbourg, où elle enseigne à une classe de CM2 à l'année. Elle remplace un professeur qui n'est jamais venu et dont elle ne sait rien. Ses journées sont rythmées par des cours qui t...