19. Les ruelles

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Il me fallut une longue seconde pour réagir. Pour assimiler la situation. Pour arracher mon corps à la paralysie qui le saisissait. Pour céder à ma curiosité morbide et couler un coup d'œil à ma droite, que je regrettai aussitôt.

La créature était encore plus répugnante de près. On aurait dit un cadavre sortit tout droit de sa tombe : sa peau grise était un entrelacs de ronces et de nécrose, et son corps était si désarticulé que je ne comprenais même pas comment il parvenait à rester debout. Quant aux ombres, ces morceaux de noirceur qui ondulaient sur ses membres comme la fumée d'un crématorium sur un défunt, j'avais la folle impression qu'elle s'évaporaient de sa peau au fil des secondes pour s'envoler vers la rue. Vers les autres corps. Vers nous.

Une nouvelle fois, ce fut Tobias qui me sortit de ma torpeur. Il tira un coup sec sur ma main pour me détourner de la créature, puis m'entraîna à sa suite dans une ruelle qu'il avait sans doute repérée depuis plusieurs secondes. Avant de m'y engouffrer, cependant, ce fut plus fort que moi de jeter un regard vers l'arrière, vers ce monstre sorti de mes pires cauchemars. Il pencha la tête sur le côté à notre fuite, dans un craquement d'os qui me donna un haut-le-cœur. Et c'est sans plus hésiter que j'emboîtai le pas à Tobias dans la ruelle – tant pis pour la lumière.

— Par ici, maîtresse !

Je le suivis sans poser de question. Une part de moi s'en voulait d'être aussi passive, d'être incapable de réagir dans l'urgence, de ne pas être fichue de m'interposer entre cette créature et mon élève. Sans doute même que je me détesterais une fois que tout serait fini – en supposant que nous sortions de là indemnes. Et en même temps, il m'était impossible de faire abstraction de cette boule de plus en plus grosse dans ma gorge, de ces larmes nerveuses qui menaçaient de couler, de la crise de panique qui était à deux doigts de me tomber dessus comme la misère sur le pauvre monde.

Nous tournâmes à droite. Puis à gauche. Et encore à droite, deux fois. Ou trois, je ne savais plus trop. Au bout du quatrième tournant, l'esprit acculé par la terreur et l'essoufflement de notre course, j'avais déjà oublié le chemin que nous avions emprunté. Machinalement, je portai une main à ma poche pour me saisir de mon téléphone et espérer activer le GPS, quand mes doigts se refermèrent sur le vide. Mon cœur sombra plus bas que terre.

— Oh non, non, non ! couinai-je aussitôt, ma voix retentissant contre les murs du chemin dans lequel Tobias nous avait emmenés, et il me jeta un regard alerte par-dessus son épaule.

— Qu'est-ce qu'il y a, maîtresse ?

— Mon portable ! Je l'ai fait tomber dans ma course, bordel de merde !

Tant pis pour les gros mots. Tobias ne s'en formalisa même pas, tout de suite paré d'une moue embêtée tandis qu'il ralentissait un peu sa course.

— Tu veux... tu veux qu'on retourne ? Je sais pas si on peut... commença-t-il à argumenter, mais je secouai la tête.

— Hors de question.

S'il me lança un coup d'œil rapide, il n'insista pas. De toute façon, la brièveté de ma réponse ne laissait place à aucune protestation. En supposant que j'y parvienne sans GPS, je ne me voyais pas revenir sur mes pas et prendre le risque de retomber sur la créature. Pas dans cet état. Pas avec cette obscurité écrasante qui engloutissait les lieux.

Fort heureusement, un faisceau de lumière scintillant au bout de la ruelle indiqua que cette dernière touchait à sa fin, et j'accélérai le pas. Tobias me suivit sans résistance malgré son essoufflement de plus en plus marqué.

Nous déboulâmes dans une sorte de courette, où une applique vieille comme Mathusalem vomissait depuis le deuxième étage un minuscule halo de lumière verdâtre. De la lumière. Les mots d'Alec résonnèrent dans mon esprit et sans laisser le temps à Tobias d'assimiler quoi que ce soit, je l'entraînai en dessous de l'applique le temps que nos yeux habitués à l'obscurité fassent la mise au point. Puis, après quelques battements de cils fébriles, la clairière urbaine se révéla sous nos yeux : un sas de briques et de goudron enclavé entre des maisons de ville, dont l'immensité ne laissait apercevoir qu'un carré du ciel. Je déglutis entre deux halètements, comme cette fois nous étions bien loin du centre et de ses belles attractions.

CLAIR-OBSCUR ⋅ Les Enfants du Soleil-LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant