20. L'apesanteur

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Le temps tournoya. Un long soupir de soulagement vida mes poumons de tout leur air et, oubliant une brève seconde mes vertiges, je relâchai un peu la pression. À côté de moi, Tobias se redressa dans un couinement extatique, mais je n'eus pas la force de le retenir. Ni dans mon corps ni dans mon esprit. Le prénom d'Alec dansait sur ses lèvres et à travers la nuit, salvateur, libérateur.

Au fin fond de la courée, là où il avait atterri avec violence, le monstre rugit de protestation. Son cri strident déchira le ciel, ainsi que mes pauvres tympans malmenés. Je baissai la tête, à réveiller un instant mes nausées, avant qu'un petit rire ne rebondisse sur les murs autour de nous. Un rire amusé. Un risque presque dément. Un rire que je ne connaissais que trop bien pour avoir appris à le redouter.

Et tout en s'étirant les triceps avec nonchalance, Alec se détourna de nous pour faire face à la bête :

— À nous deux, fils de pute.

L'atmosphère changea du tout au tout.

Mon ventre se tordit d'appréhension. Comme quand, plus jeune, je m'envolais trop haut sur la balançoire et descendais si vite que j'avais l'impression de sentir mes organes se comprimer les uns contre les autres. La sensation se renforça, à cette fois me rappeler mon premier tour de montagnes russes, à quinze ans, dans une chute qui m'avait fait regretter d'avoir mangé un double cheeseburger juste avant – et je ne retins pas une grimace à ce souvenir guère ragoûtant, qui trouvait un curieux écho dans mes actuels vertiges. Puis, sous mes mains, le macadam refroidit si fort qu'il me brûla la pulpe des doigts, et je sautai sur mes pieds dans un hoquet de douleur.

Là, une fois debout, je le sentis. L'air qui spiralait autour de moi. Il arrivait de la ruelle dans mon dos, contournait mes chevilles et me bousculait tantôt le bras tantôt l'épaule, pour me dépasser sans prêter beaucoup d'égard au vacillement de mes jambes. Un air aussi glacial que torride, qui serpentait de plus en plus vite, de plus en plus fort, au-devant de moi.

Vers Tobias.

Vers Alec.

La soudaineté de la réalisation me fit réagir dans un déclic, et j'attrapai Tobias par la capuche pour l'attirer avec moi contre le mur, où nous nous écrasâmes avec force. Il gémit, je réprimai un haut-le-cœur, mais qu'importe. Nous nous accroupîmes juste à temps.

Car l'instant d'après, Alec s'élançait sur le monstre avec une vitesse surhumaine.

Une détonation retentit, assourdissante dans l'étroitesse des ruelles, à libérer ma tresse de son élastique dans l'onde de choc qui suivit. Je clignai des yeux, sonnée. Les vibrations causées par le bang ne faisaient pas bon ménage avec mon estomac et avaient fait exploser l'ampoule de l'applique au-dessus de nous, plongeant la rue dans l'obscurité. Alec et le monstre restaient visibles, éclairés par une lueur pâle dont je n'identifiais pas l'origine, or ce n'est pas pour autant que j'y voyais grand-chose. Leurs silhouettes glissaient trop vite dans les ombres pour que je les distingue, et les gestes étaient si furtifs qu'ils disparaissaient dans la nuit. Je ne pouvais me focaliser que sur les sons.

Le monstre mugit de nouveau ; son cri se perdit dans la deuxième détonation. D'autres suivirent, coups de tonnerre sauvages au milieu d'un orage inexistant. Des bourrasques en découlaient à chaque fois, nous fouettant le visage et s'engouffrant sous nos vêtements pour nous glacer les os. Quelque part dans la tempête, le bonnet effiloché de Tobias retomba sur mes genoux après d'être envolé je ne savais où. Je l'attrapai avant qu'il ne m'échappe et le serrai contre moi, ne serait-ce que pour avoir quelque chose auquel me raccrocher le temps que l'ouragan se dissipe.

Et il toucha à sa fin.

Un énième coup de tonnerre gronda sur la ruelle. Plus fort que les précédents. Plus puissant. Il serpenta en échos épars le long de ma peau, martela mes tympans si fort que les phosphènes dansèrent devant mes yeux, vibra dans mes tripes et les secoua jusqu'à ce que je sente ma gorge se serrer d'assourdissement. Une, deux, trois secondes passèrent dans le craquement du ciel. Et enfin, le silence.

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⏰ Dernière mise à jour : May 05 ⏰

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