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Dans la pénombre d’un cabinet nauséabond, un homme récitait des incantations maléfiques.
Un seul chandelier, composé de six reposoirs à bougies, donnait le peu de lumière dont cet homme avait besoin pour lire le parchemin qui reposait sur un guéridon de métal.
La langue utilisée sonnait comme autant de coups de fouets, ses accents sifflants et gutturaux n’avaient rien de chaleureux, tout reflétait un profond mal, un effroi intrinsèque.
La peau de l’invocateur de ce maléfice, d’une pâleur cadavérique, commença lentement à luire. Puis, la luminosité magique s’estompa et la pigmentation revint. Le teint de l’épiderme retrouva un peu de sa couleur rosâtre, ensuite, la chaleur réintégra l’intérieur de sa chair, l’homme poussa un soupir de satisfaction.
Il s’admira un long moment dans son miroir de verre poli.
Ce qu’il y vit sembla le combler. Alors il se leva, souffla les bougies et se dirigea vers la porte d’une démarche sûre et décidée : il avait des choses importantes à accomplir.

Gilpatrik avait reçu la visite d’un page du roi qui mandait sans attendre sa présence.
Le chambellan passait beaucoup de son temps libre, autant qu’il en avait à vrai dire, au chevet de sa femme qui s’enfonçait de plus en plus dans sa maladie : un sombre mal qui vous fait oublier tous ceux que vous connaissez, même les êtres les plus chers à vos yeux.
Avec un regret dans le cœur, Gilpatrik suivit le jeune noble qui officiait au service du souverain d’All’Kaar et tous deux prirent le chemin de la tour du roi.
A peine étaient-ils entrés dans la salle du trône que le roi ordonna :
-- Chambellan ! Suivez-moi sur la terrasse je vous prie.
-- Bien sûr majesté, répondit Gilpatrik d’un ton neutre, ne voulant pas révéler ses craintes à son dangereux souverain.
Le roi laissa passer le vieil homme devant lui, signe qu’une vilaine astuce était susceptible de se préparer. Le chambellan sortit sur les dalles de granit de cette terrasse, véritable vire accrochée à la paroi vertigineuse. Gilpatrik n’appréciait pas trop l’altitude, alors autant dire qu’il ne sentait pas très serein à plus de cent coudées du plancher des vaches.
Toutefois, la vue qui s’offrait à lui valait ces quelques palpitions cardiaques, si le fait de se retrouver sur cette terrasse ne signifiait pas pour lui une prochaine mort aérienne.
Gerdrik se tint soudainement tout contre lui et le conseiller du roi fit face vivement, un peu trop peut-être, mais Gerdrik ne parut pas s’en offusquer.
-- Alors mon loyal chambellan, j’ai ouïe dire que mes sujets s’inquiètent à propos de meurtres perpétrés sur des femmes de soldats. Que savez-vous sur cette affaire que je pourrais ignorer ? demanda le roi, étonnement calme, d’agréable humeur.
-- Et bien mon roi, le peuple est inquiet et grandement choqué par ces crimes. Il faut savoir que ces femmes vivaient avec l’honneur d’avoir un mari dans l’armée de votre majesté. Ainsi la disparition de ces soldats, puis de leurs femmes à donnée naissance à une rumeur des plus folles…, expliqua Gilpatrik avant de suspendre sa phrase.
Le chambellan regarda le roi sans continuer de parler.
-- Et bien, j’attends la suite mon cher Gilpatrik, reprit le roi d’une voix qui se voulait toujours calme, tentant de masquer son impétueux caractère, pour ne pas tarir sa source d’information par trop de brusquerie.
-- Pardonnez mon hésitation majesté, mais à mon goût, nous sommes un peu trop près du vide pour ce que j’ai à vous confier, sans vouloir vous manquer de respect, cela va se soit, avoua le chambellan un sourire hésitant sur son visage.
-- Voyons, Gilpatrik, vous savez l’importance que j’accorde à vos avis, vous n’avez rien à craindre de moi, je vous l’assure ! Par contre, ces idiots de soldats ne comprennent que la force, ils ne respectent que la poigne de fer qui les oblige à faire ce qu’ils doivent. Voilà pourquoi de temps à autre, il faut couper la branche morte qui se putréfie, qui répand son poison dans le reste de l’arbre, aussi puissant soit-il.
Le chambellan ne comprit pas totalement où le roi voulait le diriger dans sa vision de gouverne. Il se contenta d’opiner du chef en signe d’assentiment. Il avait bien une petite idée, mais, cela serait pire que ses plus noires craintes, non, le roi ne pouvait pas savoir pour lui et le sergent Tinga ! Comment pourrait-il être au courant de leurs nombreuses entrevues secrètes où ces deux là fomentaient contre leur souverain ?
-- Alors, j’attends ! relança Gerdrik, bien décidé à entendre la confession complète de son conseiller.
-- Le petit peuple pense que ces meurtres sont une mise en garde pour renforcer… par la terreur, la loyauté des autres soldats… Ils pensent que l’ordre de tuer ces femmes vient de vous. Je suis désolé majesté, mais l’amour des gens de basses naissances de Tritiak ne vous ait plus dévolu. Il faut trouver un stratagème pour démentir cette rumeur afin de vous faire apprécier à nouveau de votre peuple.
-- Tiens donc ! lâcha le roi circonspect, devait-il se fâcher ou accorder de l’intérêt à pareilles révélations, j’apprécie votre franchise chambellan Gilpatrik. Venez très cher, rentrons et vous me conseillerez sur les meilleures solutions pour relever mon image de marque. Car, j’ai de grands projets pour notre royaume et il me faudra un soutien indéfectible de tout mon peuple pour mener à bien l’idée grandiose que j’ai en perspective.
Les deux hommes rentrèrent dans la vaste salle du trône, tandis que les serviteurs de la cour s’empressaient de servir des collations exquises qui libéraient des senteurs épicées et sucrées. D’autres arrivèrent pour refermer la large baie vitrée d’où provenaient le roi et son conseiller.
Gilpatrik sentit un poids s’envoler de ses épaules et un nœud se détendre dans son abdomen, le jour de son envol fatal n’était pas encore arrivé.
Il rendit grâce à Tiâ, sa bien-aimée Déesse de l’air…

Le chambellan Gilpatrik, l’esprit obnubilé par de sombres pensées, marchait d’un pas rapide et mal assuré dans une des avenues principales encore éclairées de Tritiak.
La plupart des rues passantes de la capitale disposaient d’un système d’éclairage révolutionnaire basé sur la combustion d’une huile noire et poisseuse qui provenait d’Andar, la cité côtière d’All’Kaar. Ce combustible nommé « Petrolanor » ou « huile de pierre » jaillissait carrément en geysers dans le sable des plages du sud du royaume. Depuis plus de dix années, les ingénieurs d’Andar ne cessaient de découvrir des vertus à cette mélasse noirâtre malodorante.
A présent, toutes les grandes villes du royaume profitaient de cette avancée technologique et durant les nuits, la majorité des avenues et boulevards n’en étaient que plus sûres pour les citadins.
Après plusieurs centaines de coudées, Gilpatrik bifurqua sur sa droite pour s’engager dans une ruelle obscure, pas encore équipée de lampadaires à Petrolanor. La sécurité réconfortante de la lumière disparut alors que le chambellan arpentait maintenant un secteur qui n’était pas sans danger une fois la nuit tombée.
Il était toujours plongé dans ses soucis, ainsi il ne put remarquer les deux ombres qui le suivaient sans se faire remarquer, ni de lui, ni de la maigre populace enivrée d’ailleurs.
Ces deux silhouettes, passées maîtres dans l’art de la dissimulation étaient vêtues d’habits noirs, les rendant invisible dans les zones de pénombre. Elles progressaient d’une démarche fluide, féline, aucun bruit n’était perceptible de leurs déplacements. Ils s’arrangeaient pour conserver une distance de sécurité entre eux et le chambellan, tout en ne le perdant jamais de vue.
Gilpatrik ralentit, puis fit quelques pas en reculant.
Il leva les yeux pour être sûr de l’adresse, ensuite, il tourna son regard alentour pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Il ne vit pas les deux ombres, dissimulés dans l’ombre, sur le qui-vive.
Le chambellan monta les trois marches avant de frapper à la porte en se servant du loquet de bronze qui représentait une tête de lion. Ne voulant prendre aucun risque inutile, il avait fait emménagé secrètement sa femme à cette nouvelle adresse, pensant ainsi la protéger du courroux éventuel de son souverain.
Il attendit un instant, puis la porte s’entrouvrit sur une vieille dame qui le salua respectueusement avant de s’effacer pour laisser pénétrer le conseiller du roi.
Elle referma prestement la porte derrière eux et lui lança un regard soucieux, la situation semblait s’être aggravée.
-- Bonjour madame Lydia, alors, comment va-t-elle ? demanda-t-il, inquiet.
-- Bonjour mon seigneur. J’ai bien peur que son état ne se soit encore dégradé, je suis désolée monseigneur…
-- Je vous en prie Lydia, ne m’appelez pas comme cela.
-- Bien, monseign… Bien monsieur Gilpatrik ? Écoutez, vous devriez faire appel à des gens plus compétent que moi, le mal qui réside, en votre femme, qui la ronge, dépasse ma science de guérison. J’ai tout tenté mais rien n’agis, je vous en conjure, demandez l’intervention des médecins du roi, ils sauront sûrement quoi faire, implora la guérisseuse et amie fidèle du chambellan depuis plus de dix années.
--Et bien ma très chère Lydia, je ne devrais pas vous dire cela, mais notre roi est fort instable en ce moment, aussi je n’ai pas très envie de lui demander son secours. J’ai bien trop peur de ses réactions imprévisibles, en outre, je préférerais que cette nouvelle adresse reste pour nous deux un secret, expliqua le conseiller du roi avec une moue explicite.
Lydia n’insista pas, se contentant d’opiner du chef.
Par un soupirail, les enfants de l’ombre ne perdaient pas un mot de la discussion entre les deux personnages. Les espions grimpèrent avec une facilité déconcertante sur les tuiles glissantes du toit pour accéder à l’étage supérieur afin de suivre la cible de leur mission.
Gilpatrik et Lydia montèrent les plusieurs marches qui menaient à la chambre de la femme malade. Lorsqu’il ouvrit la porte de bois laqué, Gilpatrik retint une nausée tant l’odeur était insoutenable, mélange d’urine et de sueurs froides suffocantes. Il ferma son esprit pour accomplir les quelques pas qui le séparaient du lit de sa femme. La couche était sans dessus dessous, les draps souillés et froissés pendaient le long du sommier, à moitié déchirés.
Une femme, possédée par une féroce migraine, se tordait de douleur en hurlant des horreurs, suites de mots vulgaires et imprononçables en bonne compagnie.
Son mari ferma les yeux et la grimace qu’il ne put empêcher de se fixer sur son visage trahit son angoisse, son profond malaise dû à la vue de ce corps déformé, torturé. Ce même corps, avec qui il avait partagé tant de bonheur, de jour comme de nuit.
Il s’assit sur le bord du lit et posa sa main sur le front brûlant de sa dame, elle ne réagit pas, continuant de ruer sans refuge pour son mal.
Gilpatrik intercepta le regard de sa femme et sentit les poils de tout son être se dresser. Ce regard emplit de folie semblait ne pas le voir, comme s’il n’avait pas été physiquement présent dans cette pièce, face à son amour de toujours.
Il caressa son visage, ses cheveux avant de lui parler tendrement :
-- Elenna, Elenna ? Tu m’entends ? C’est moi ton mari, Gilpatrik. Elenna, regarde moi, je t’en prie. Par tous les Dieux ! Ne ferez-vous rien pour ma dame qui est la plus tendre des femmes ? s’écria-t-il, sur un air de défi.

Tantor l'âme de l'épée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant