Désolée, ça fait trois jours, je sais. J'ai commencé à apprendre à me battre sans que Saw me dise à l'avance quels coups enchaîner. J'ai trouvé que j'avais pris beaucoup de muscle. Trop pour que ça soit normal, d'ailleurs, en si peu de temps. Un soir, alors que l'Irlandais se trouvait à mes côtés dans la salle de bains pour vérifier une petite entorse qu'il m'avait faite au pouce, j'ai indiqué par un geste que je désirais poser une question. Pour une fois, il m'y a autorisée sans négocier.
— C'est normal que mes muscles se développent aussi vite ?
— Chez toi, oui.
Point à la ligne. Il n'empêche : je ne trouve pas ça normal, je suis sûre que ça a un rapport avec cette histoire de « Shalhebito ». J'ai essayé de faire comme si je considérais sa réponse parfaitement acceptable, alors que mon côté cartésien ne l'acceptait pas du tout et j'ai profité du fait qu'il m'avait autorisée à parler pour réclamer le droit de poser une seconde question.
— Hmm. Bien. Ce sera la dernière, m'a-t-il prévenue d'un ton menaçant.
— Comment ça se fait que mes parents n'aient pas déjà appelé la police, Sawyer ? Que tout le monde trouve la situation normale ? Qu'ils l'aient trouvée normale... aussi vite, du moins ?
Le Proscrit a cessé un instant de respirer. J'ai cru que j'allais me faire gifler parce que je n'avais pas fait de phrase courte, mais il a fini par souffler :
— Disons que je... qu'il existe des... méthodes de persuasion que les Vétérans seuls peuvent employer. Que je sais employer, pour ma part, même si tous les Proscrits ont cette capacité à se rendre discrets de façon assez surnaturelle. Tes proches ne se rendent pas réellement compte de ce par quoi tu passes, si ça peut te rassurer.
— Comment tu... Pardon.
Le regard qu'il m'a lancé m'a fait baisser les yeux et rentrer la tête dans les épaules. Je brûle de savoir quelle « méthode de persuasion » Sawyer utilise, pas vous ? Je me demande si ça a vraiment rapport avec sa qualité de Proscrit ou bien s'il s'agit d'une technique celtique d'hypnose ancestrale... parce qu'il l'utilise aussi contre mes autres Oncles, j'en suis certaine.
Sinon, comme d'habitude, je me suis fait crier dessus à longueur de journée. Mon entorse au pouce, quoique vraiment mineure, me lançait à chaque frappe que je devais donner. Dans l'après-midi, Sawyer m'a emmenée en voiture dans la forêt. J'ai discrètement jeté des coups d'œil dans les rétroviseurs, mais je ne voyais personne nous suivre. J'ai eu peur que Sawyer ne m'enlève loin des autres Oncles et qu'il dévisse à nouveau ou m'emporte chez Oliver et Eva, mais je savais pouvoir faire confiance aux autres Proscrits. Jonah n'était pas fou. Il pleuvait fort, et le sol dégorgeait. J'avais l'impression de marcher dans de la colle à papier. Là, le rouquin m'a enseigné comment me battre malgré un environnement gênant : les arbres et les buissons épineux, notamment. Il m'a même appris à utiliser cet environnement à mon avantage. J'aurais dû me douter que ça sentait mauvais lorsque, une fois l'après-midi finie, Sawyer a redoublé d'efforts pour attaquer. Nous n'avions pas échangé un seul mot durant toute cette session. J'ai entendu un craquement du côté de mon adversaire, alors que je m'entraînais à employer le tronc d'un chêne pour majorer une de mes attaques.
— Ici ! a aboyé Sawyer.
Je me suis approchée.
— Attaque, en bélier !
Je me suis projetée de toute la force de mon corps dans sa direction, exactement comme il me l'avait enseigné plus tôt. J'ai vu la branche qu'il tenait une seconde trop tard, mais je l'ai très bien sentie s'enfoncer dans ma cuisse. Une vague de panique a déferlé en moi : jamais au cours de notre entraînement il ne m'avait attaquée avec une arme. J'ai cru qu'il était redevenu cinglé, comme la fois où il avait blessé Jonah, dans l'aéroport, mais l'Irlandais affichait un calme olympien. Il était glacial, en réalité :