J'ai souffert le martyre en avançant dans ces bois obscurs. Mes jambes m'auraient fait hurler, si je n'avais pas eu cet entraînement terrible qui m'avait dotée d'une incroyable endurance à la souffrance. Je ne faisais que gémir entre mes dents, pour évacuer la douleur. Dans la pénombre, entre deux arbres, j'ai vu Jonah qui s'éloignait devant moi.
— Jo...
Je n'ai pas reconnu ma voix. Elle était rocailleuse. J'avais plus crié que ce que je croyais, lorsque Sawyer m'avait démolie. Il devait aussi y avoir un facteur psychologique au son que ma voix faisait. Rien que de repenser à la détresse et à la peur qui m'avaient poussée à commettre un geste absolument impardonnable.
Sawyer. De penser à lui, dans l'ombre des pins, ça m'a donné des frissons. De quelle sauvagerie il était capable... Je sais ce que vous pensez : « C'est pour ton bien ». N'empêche. Il fallait le vouloir.
— Jonah ! Attends, je n'en peux plus ! Jo... nah.
Le grand Noir avait fait volte-face pour revenir vers moi, une fureur indescriptible peinte sur ses traits.
— Moi non plus, je n'en peux plus ! a-t-il rugi, les poings serrés.
— Mon père ne pensait pas ce qu'il disait et moi encore moins ! Jonah, ne fais pas ça !
Je n'aurais pas pu le défier. Jo était plus qu'un ami à mes yeux. Me battre avec Sawyer, passe encore. Mais lever la main sur Jonah m'aurait crevé le cœur... et m'aurait sans doute également condamnée à une défaite rapide et une agonie longue et douloureuse, soyons honnêtes, si l'idée de riposter l'avait saisi. J'ai vu le bras qu'il avait levé au-dessus de moi en guise de menace s'abaisser lentement. Sur le qui-vive, la respiration haletante et les jambes tremblantes, j'ai articulé :
— Je sais... j'ai deviné que mon père a touché juste, Jonah. Ce n'était pas volontaire. Jamais il n'aurait dit une chose pareille s'il avait cru que tu...
— Et qu'est-ce que tu entends, par « touché juste », exactement ?! a craché le géant.
Ma voix tremblait. Il m'effrayait. Il s'agissait d'un Oncle dont je ne connaissais en fait pas les limites que pouvait atteindre sa colère, puisqu'il savait se maîtriser.
— Écoute : d'après ce que je comprends, tu as eu un enfant de ton vivant, et il est mort. Tu t'accuses de sa mort. À raison ou à tort, c'est ton problème. C'est affligeant, et j'ai beaucoup de peine pour toi, mais Jonah, tu es le second Vétéran après Sawyer, tu as des responsabilités à assumer, et j'ai besoin de toi pour aller au bout du chemin que j'ai choisi.
— Quant à moi, je choisis de partir !
— Tu ne peux pas ! Jo ! On a tous besoin de toi !
— ET MOI J'AI CHOISI DE PARTIR ! Tu peux comprendre ça ?! Je suis humain, comme toi, comme tes parents, comme tout le monde ! Je...
— Jonah !
La stupeur que j'ai pu lire sur son visage m'a confirmé que ma voix avait pris une tonalité très particulière : un doux mélange de désespoir, d'hystérie, conclu par une note de gravité. Un cocktail rare.
— Je sais... je sais que je suis en train de vous perdre. De perdre tous les Vétérans. Oliver, c'est déjà beaucoup. Si... si Sawyer et toi vous mettez de la partie... je ne m'en sors plus ! Je ne te demande pas de faire ça pour moi, Jonah... ai-je exhalé, à bout de souffle.
— Comment est-ce que je dois le dire pour que tu me comprennes : je n'en ai plus la force.
— J'ai juste besoin de toi, Jo, de ta présence. Je te demande juste d'être là. Je ne te demanderai rien de plus, je ferai même la cuisine à ta place !