5 - Un retour mouvementé

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Au départ, c'est presque mission impossible de déterminer à qui ou à quoi ce corps pourrait appartenir. Il a été malmené avec une telle férocité, que ce n'est désormais plus qu'un amas informe de chair maculant la chaussée... Mais sa taille me fait rayer des éventualités tout ce qui s'apparenterait à de petits animaux.

- Attends-moi ici ! Je vais jeter un coup d'œil.

Laisser mon frère seul, même l'espace d'un bref instant, lui permettra peut-être de reconsidérer les choses. S'il remet ses doutes sur le tapis, c'est juste parce que l'on est partis trop longtemps.

Ma paume s'invite sur le capot, comme si sentir le ronronnement du moteur pouvait avoir quelque chose de rassurant.

En m'approchant avec la prudence accrue dont un chasseur devrait faire preuve sous le coup de l'épuisement, je découvre que le macchabée a bien ce qui devait être à la base des bras et des jambes. Sauf que ces membres n'ont plus que la consistance d'une bouillie granuleuse. D'ailleurs, je crois qu'il doit lui manquer un pied.

Encore un mètre supplémentaire... À en croire cette longue crinière dorée et ce que je pourrais jauger de sa corpulence, il devait s'agir d'une femme. Du moins, avant que ce sauvage ne vienne la déchiqueter. Et, tout porte à penser que ce criminel est resté dans les parages. Le bruissement discret que je perçois dans les feuillages me révèle une présence qui n'a rien à voir avec les murmures du vent.

Du dos de ma paume, je constate que les restes de la victime sont encore tièdes. Un précieux indicateur, amenant à la conclusion évidente que l'incident vient de se produire.

Je dois conserver ma garde...

Des branches craquent, là où surgissent des grognements. Si j'avais déjà des suspicions quant à l'espèce du responsable de cette jolie boucherie, le temps se fait court dans l'espoir d'établir plusieurs hypothèses. Au préalable, je devrais commencer par me garer ailleurs. Dans une ligne droite, le clignotant des warning ne passera pas inaperçu, la route est pour ainsi dire déserte, mais on n'est jamais à l'abri d'un fâcheux accident. En plissant les yeux et à suivre l'horizon, je constate que la chaussée s'élargit un peu plus loin. Ce couloir étroit, filant entre les arbres, se transforme en boulevard coupant à travers champs. De quoi respirer un peu et accélérer l'allure. Sauf qu'en attendant de retrouver le confort de mon lit, il reste du pain sur la planche. Creuser une tombe digne de ce nom à cette dépouille et éliminer le responsable. Il ne faudrait pas qu'un automobiliste finisse par tomber sur cette scène d'épouvante avant de devenir la prochaine proie de ce prédateur davantage habitué aux carnages qu'aux longues discussions...

D'un pas décidé, je me rapproche de la portière. Après avoir commandé à ma voiture un écart, afin de ne pas amocher davantage le cadavre de cette pauvre fille, je rebrousserai chemin à pied avec une pelle et mon précieux Beretta. Avec ce genre de bestioles, les balles standards auraient autant d'effet qu'un pistolet à billes. Heureusement, mon coffre est garni de tout type d'armes et de munitions. À défaut de super-pouvoirs, il faut toujours avoir à portée de main l'outil adapté à chaque situation. Savoir endosser le rôle du loup, sans n'avoir jamais à revêtir le costume de l'agneau...

Je comprends alors que le changement d'expression de mon frère n'était pas qu'une vague impression. L'inquiétude que j'ai pu capturer au travers du pare-brise trouve sa légitimité lorsque je sens une puissance surhumaine me plaquer au sol. Malgré la force que je tente de déployer, je ne parviens pas à me retourner afin de faire face au danger. Une énorme patte s'évertue à broyer ma colonne vertébrale et à m'empêcher de bouger.

Des grondements sourds se joignent à une respiration haletante. Si sa folie meurtrière était déjà bien présente, l'éclat accru de la lune décuple ses pulsions. Ce qui n'était encore qu'un homme avant le coucher du soleil, n'est dorénavant plus que l'une de ces calamités enragées.

Il accentue la pression qui met au supplice mon dos. Je ne peux que gémir, sans pour autant avoir assez de souffle pour demander de l'aide. De toute façon, Graham était aux premières loges et, même si ce n'est pas facile à avouer, je dois admettre qu'il est maintenant le seul à pouvoir me sortir de cette impasse.

Une détonation, suivi d'un râle de douleur...

La bête a reculé. Je ne sens plus ce poids qui me paralysait dans mes actions.

Une seconde déflagration, plus proche cette fois...

Ce rugissement se veut atroce, tant son intensité est grande.

Au troisième coup, je n'entends qu'un léger couinement avant que ce silence relatif ne revienne s'installer.

Je me redresse avec la rapidité encore permise par mon état pour me traîner jusqu'à ma voiture. Encore incapable de réunir la force nécessaire à tenir debout, je m'adresse contre la roue, les batteries définitivement à plat.

- Rien ne va plus, Ander ! Tu commences à être rouillé...

J'aurais aimé lui faire savoir qu'il pouvait se foutre ses sarcasmes où je pense. Mais je dois reconnaître qu'il m'a encore sauvé la mise. Pour être plus précis, c'est la deuxième fois en une seule soirée. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude. Définitivement, je dois rentrer au plus vite me reposer et prendre un peu de vacances.

- Trêve de bavardages ! On doit agir au lieu de parler...

Je saisis, avec fermeté, la main qu'il me tend. Pour lui montrer que je suis encore de la partie, même si j'ai actuellement autant d'énergie qu'un paresseux pris en flagrant délit de lenteur au saut du lit.

- Tu sais ce qu'il nous reste à faire...

Je me montre directif, pour ne pas totalement perdre la face. Sans lui, je serai déjà mort deux fois, au cours des dernières heures de notre périple.

De son côté, il se montre coopératif, conscient que les priorités sont désormais ailleurs. Si l'heure est parfois aux différends, ils sont vite remis à plus tard quand une urgence pointe le bout de son nez. Le revolver encore fumant part retrouver la mallette du coffre et sa poudre au nitrate d'argent. Chaque cartouche nécessite une préparation minutieuse, mais le composé est d'une efficacité redoutable contre les lycans.

D'ailleurs, ce pelage argenté précise que nous étions en présence d'un alpha. Une donnée somme toute rassurante, puisque les mâles dominants ont pour habitude de massacrer en solitaire. La journée, ces créatures se mêlent parmi les hommes où ils jouissent d'une existence presque ordinaire. Celui-là aurait très bien pu être le pompiste qui nous a fait le plein pour nous permettre d'atterrir dans ce motel paumé. Les meutes sont nombreuses et se répartissent dans les campagnes, villes et banlieues. Ils peuvent être des amis, des patrons ou des voisins, avant de se transformer en brutes sanguinaires du crépuscule jusqu'aux premières lueurs l'aube. Puis, ils perpétuent ce cycle infernal, sans jamais se souvenir des dégâts irrémédiables qu'ils ont pu causer. Une double vie qu'il doit être particulièrement difficile de mener. Certains chasseurs peu scrupuleux en ont déjà exécutés lorsqu'ils étaient sous leur forme humaine, car beaucoup plus facile à éliminer. Cependant, ces méthodes ont pu amener à quelques dérives, allant même jusqu'à des erreurs de cibles. Comme dans tous les milieux, nos rangs ne comptent pas que des saints...

Vous voulez connaître un détail amusant ? Contrairement à certaines légendes urbaines, personne ne peut devenir l'une de ces choses, que ça soit délibéré ou accidentel. Il suffit qu'un loup-garou s'invite dans l'arbre généalogique d'une famille et la petite graine est plantée. Leurs rejetons viendront au monde sans que personne ne puisse envisager l'existence qui les attend. Le jour, ils sont aussi mortels que vous et moi. Mais la nuit venue, c'est une tout autre histoire...

Alors, c'est en pensant à celui qu'il devait être que j'aide mon acolyte à déplacer difficilement son corps. C'était une bête gigantesque. Une montagne de muscles et de testostérone, qui devait facilement frôler le deux mètres cinquante et la centaine de kilos.

J'avoue avoir toujours eu du mal à me confronter à ces êtres hybrides. Pourquoi ? À vrai dire, je n'en sais rien... Ou, peut-être qu'à la différence des autres fléaux du monde, on ne pourrait les tenir pour responsables de leur démence passagère. Là où il y a un monstre de moins, une personne innocente s'en va avec lui. Un individu, au quotidien au combien ordinaire, qui manquera sans nul doute à quelqu'un...

BrothersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant