11 - Le Manoir

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Je me présente dans la salle à manger par simple politesse. J'aurais pu encore avoir faim si tous ces souvenirs n'étaient pas remontés à la surface.

– Eh ben ! Je vois que tu n'as pas perdu de temps !

Graham est déjà en train de savourer le contenu fumant de son assiette, regrettant déjà la quiétude que je viens de briser.

– On ne t'a pas appris les bonnes manières ? Il faut attendre l'ensemble des convives avant de commencer.

Je m'assois en face de lui sans obtenir la moindre protestation. Il reprend une autre bouchée, fait un peu la grimace en sentant sûrement sa langue fondre, puis s'essuie le coin des lèvres.

– Je déteste manger froid !

Voilà que mon frère se décide à enfin rentrer dans mon jeu. Contrairement à ce matin, je ne ressens plus aucune animosité. La taquinerie fait partie intégrante de notre relation. Sauf quand je cherche, parfois, à pousser le bouchon un peu trop loin...

– Tu parles, c'est carrément brûlant !

Je plante ma fourchette dans un morceau de viande marinée, le regardant avec autant de dégoût que son aspect m'apparaît délicieux.

– Il y a quelque chose qui te préoccupe, Ander...

Malgré les belles apparences que je m'obstine à donner à mon humeur, elles ne pourraient berner le seul être qui me connaît sous les moindres aspects de ma personnalité. La nature nous a donné un physique similaire, bien que nos styles soient éloignés. Quant à nos caractères, ils sont devenus, au fil des années, diamétralement opposés. Mais dans un duo, ce sont aussi les différences qui renforcent la complicité.

– Oh... Si seulement on pouvait y changer quelque chose...

J'attrape la bière dont l'étiquette bariolée dénote avec le ton solennel donné par la sobriété de cette nappe. À l'inverse de mon jumeau, qui trempe ses lèvres dans la mousse onctueuse d'un verre ballon, je fais abstraction des convenances en buvant directement à la bouteille.

– T'as prévu quoi pour la soirée ?

Changer rapidement de conversation m'apparaît comme la meilleure des idées afin de noyer pour de bon le poisson.

– Rattraper le retard sur nos rapports, pour commencer. Si je ne perds pas de temps inutilement, je devrais en avoir pour la nuit...

– Sacré programme, Graham !

Je descends d'une traite la moitié de cette boisson houblonnée, tandis qu'il la sirote avec la lenteur que l'on accorderait à un breuvage millésimé et hors de prix. Cet arrière-goût de cerise me râpe la gorge. À se demander pourquoi Elena a approvisionné le réfrigérateur avec ce genre de cochonnerie.

– Et toi ? Tu comptes descendre m'aider ?

Je sais d'avance qu'il me pose la question tout en connaissant déjà la teneur de ma réponse. Après un si long moment à sillonner les routes, je n'ai plus qu'une seule envie : retrouver celle qui a capturé l'essence farouche de mon cœur.

– À s'occuper de la paperasse ? Tu as toujours été plus efficace que moi pour ces choses-là !

C'est sans la moindre surprise qu'il accueille l'évidence de mon refus. Un intervalle dans notre discussion finit par s'installer. Alors que mon frangin continue de manger, je laisse refroidir mon assiette en contemplant les vieilleries qui se trouvent dans la pièce. Sur ces murs en carrés de bois se trouvent accrochées une variété incroyable d'armes anciennes. Des vestiges du passé glorieux de notre famille. Il y a une collection d'armes blanches à faire pâlir le plus grand des musées. Mais également des fusils et certains revolvers qui nous rappelleraient presque l'époque lointaine du Far West. Une armure médiévale prend la poussière dans un coin. Malgré la meilleure des volontés, Elena n'a pas le temps d'astiquer tous les recoins de cette immense demeure. Et cette relique de fer, venue tout droit du Vieux Continent, trouve son origine là où les Bachmann ont laissé leurs racines. Avant d'avoir investi les larges plaines du pays de l'Oncle Sam, nos ancêtres foulaient les rives vallonnées du Danube, en Bavière. Littéralement, notre nom signifie « L'Homme du Ruisseau ». Une manière bien poétique de parler d'une lignée qui nous destine à faire couler le sang, même si ça reste un mal nécessaire à l'équilibre de l'humanité. Une vie bien loin d'être un long fleuve tranquille...

Décidément, cette table aux larges dimensions compte un trop grand nombre de chaises vides. Il devrait être glorieux le temps où les réunions affichaient complet.

– Tu comptes lui dire un jour ?

Voilà que cette virée nostalgique prend fin à l'écoute d'une interrogation qui n'aurait de mystère qu'entre deux étrangers.

– Elle n'a pas besoin de savoir... Dans certaines situations, la naïveté doit demeurer souveraine. Et puis, au cas où tu l'aurais oublié, notre travail doit rester confidentiel !

Je me force à terminer cette boisson à l'acidité désagréable avant de quitter la place que je venais à peine de chauffer. J'ai besoin de m'aérer l'esprit et de goûter, ne serait-ce qu'un court instant, au quotidien ordinaire de Monsieur tout le monde. Je n'ai jamais compris pourquoi Graham aspire autant à une vie normale, alors qu'il ne cherche jamais à faire des rencontres qui lui permettrait d'oublier sa condition de chasseur, même temporairement. En dehors de nos escapades, il se complet à passer son temps libre enfermé dans la pièce sans fenêtre que son habitude appelle affectueusement son « bunker ». Un laboratoire où se côtoient la pratique et le savoir. Ces tonnes de documentation lui font perdre des heures, à faire les cents pas entre leurs rayonnages, un livre à la main. Aussi, quand il ne cherche pas les caractéristiques fondamentales et les faiblesses des monstruosités que l'on serait susceptibles de croiser, c'est dans le réapprovisionnement de nos armes, munitions et différents grigris contre ces forces infernales, qu'il finit de dépenser les précieuses secondes de loisir que nos moments de retraite auraient pu lui accorder. Peut-être que c'est sa façon particulière de se préserver d'un monde qu'il aurait aimé voir différemment.

– Si tu le dis... Mais le jour où ça deviendra vraiment sérieux, je crains qu'elle ne te laisse plus le choix...

Je ne cherche pas à alimenter davantage cette conversation. Bien que je sois une personne relativement extravertie, je peine à montrer mes sentiments, surtout lorsqu'ils sont profonds. Même mon alter-ego n'a pas besoin de savoir ; de connaître la sincérité de cet amour porté à la jeune femme qui a su m'apprivoiser...


BrothersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant