J'ignore pourquoi le silence s'invite sur le trajet du retour. Le panneau annonçant ce motel au goût incertain a disparu depuis longtemps de mes rétroviseurs. Et, depuis que nous avons quitté le parking, la conversation est aussi animée que le serait l'ambiance d'une bibliothèque. Graham a fixé l'asphalte pendant quelques kilomètres avant de fermer les yeux. Mais je sais qu'il ne dort jamais en voiture. Ça n'est pas dans ses habitudes. Depuis le temps que je le pratique, on se connaît pour ainsi dire par cœur. Si ses paupières sont closes, c'est qu'il essaie simplement de couper court à toute tentative de conversation... Je sais bien qu'il est fatigué. À vrai dire, je n'émets aucun doute là-dessus. La faute à un rythme de chasse particulièrement soutenu ces dernières semaines. Enfin... Au bout de la route, se trouvent les jours tranquilles d'un repos bien mérité.
Je pense que tu ne m'en voudras pas...
En poussant un peu le volume de la radio, j'attends de sa part un minimum de réaction. Surtout que le groupe Metallica n'est pas vraiment son fort. Lui, il fait plus dans les rythmes country et les banalités du genre. Un raclage de gorge, suivi d'un froncement de sourcils. Mon frangin signale l'inconfort sans, pour autant, chercher à protester.
- Tu vas finir par me dire ce qu'il y a ?
La contrariété me fait prendre un virage avec une légère imprudence. Ce tracé sinueux est tentant pour tout amateur de vitesse. Et puis, de toute façon, personne ne viendra interrompre cette course folle. Surtout pas les flics. Avec nos responsabilités, les hautes sphères du gouvernement nous accordent une certaine immunité.
- Commence déjà par... ralentir...
On y est ! Voilà que Monsieur se "réveille". Après s'être penché pour abaisser le son à une écoute supportable, il se frotte le visage pour sortir de la torpeur où il s'était plongé. De mon côté, je fais l'effort de lever le pied. La contrariété qui s'est peinte sur son visage n'augure rien de bon.
- Je t'écoute...
- Oh, rien de bien important, Ander... Je me fais juste du souci.
- Pour papa ?
Parfois, les silences sont plus puissants que les mots. Alors qu'il accorde un soudain intérêt à ses cuisses avant de regarder le paysage défiler par la fenêtre latérale, je comprends rapidement que ma perspicacité a marqué un point.
- Tu sais...
La nervosité anime mes doigts contre le volant alors que je laisse échapper un bref soupir avant de me lancer pour de bon :
- Graham... Tu sais, on s'inquiète tous les deux pour lui et c'est normal. Mais grâce à Elena, il n'est pas seul.
- Oui, on peut dire qu'elle s'en occupe bien. Le problème n'est pas là... Tu n'as jamais essayé de t'imaginer notre quotidien si... s'il avait choisi une vie normale ?
Putain ! Ne me dis pas que tu vas recommencer !
J'ai comme la vive impression de remonter le temps. Au détour de l'adolescence, il y a toujours des doutes. Je pense qu'il est normal que tout le monde passe par là. Et mon frère n'y a pas échappé...
Nous devions avoir tout juste seize ans. Loin d'être des enfants, mais pas encore assez matures pour se considérer comme des hommes. Un soir où notre père était parti chasser non loin du manoir familial. Un cas de routine, comme il y en a plusieurs chaque année. Nous étions restés au salon, pendant que la colère d'un orage secouait avec violence les arbres au dehors. Le tonnerre grondait, faisant vibrer les murs, tandis que des éclairs marbraient la noirceur du ciel d'une lumière franche. Inquiet, je m'abrutissais devant le foyer crépitant de la cheminée. Jusqu'au fond de mes tripes, je sentais qu'un drame était sur le point de se passer. Graham lisait, avec le sérieux qui le caractérise, une encyclopédie sur les plus vieux trains ayant sillonné le monde. Une façon de s'évader d'un avenir dès lors tracé. Pour ma part, je me suis toujours demandé comment on pouvait perdre du temps à s'intéresser à ces conneries, alors que notre belle planète héberge une pléiade de fléaux... Notre mère avait fini par s'endormir sur le canapé. Elle ne cautionnait pas toujours la vie menée par son époux, mais le fil des années lui avait fait réaliser que ça n'était pas son choix. Depuis des siècles, traquer des monstres est une histoire de nombreuses générations. Et, lorsque nous aurions atteint l'âge de la majorité, le passage de flambeau serait acté pour Graham et moi...
Je n'ai pas tout de suite compris pourquoi mon frangin m'avait accompagné jusque dans ma chambre quand j'ai senti la fatigue prendre le dessus. Les premières secondes, il est resté muet, posté sur le seuil comme une sentinelle silencieuse. Puis, quand je lui ai demandé ce qui le tracassait, sa langue s'est déliée. Pour le pire et bien loin du meilleur... Graham n'avait qu'une seule chose en tête. Il voulait voyager, pourquoi pas sur le vieux continent, mais pas pour servir la cause. Non... Ses projets voulaient l'emmener ailleurs... Mener une existence naïve, bien loin d'un quotidien tumultueux. Combattre des monstres n'est pas de tout repos. D'ailleurs, tensions et malheurs s'invitent régulièrement à la table de nos différents clans. Malgré ça, le destin reste le seul maître à bord. Un Bachmann se doit d'accomplir la mission pour laquelle il est naît...
- Ander ? Tu es toujours avec moi ?
Cet aparté, dans les méandres de mes souvenirs, m'a presque valu une embardée. Heureusement, cette voix concrète m'ancre une nouvelle fois au réel.
- Tu veux que je prenne le volant ?
- Hors de... question !
Je commence à me dire que le manque de sommeil devient légèrement dangereux pour notre intégrité. Une pause serait envisageable si nous n'étions pas si proches. Tant que je ne vois pas les choses en double, il m'est tout à fait possible de continuer.
- Dis-moi juste une chose... Tu regrettes tes choix ?
Même si j'accorde désormais une concentration maximale à notre trajectoire, je garde une oreille alerte à recevoir sa réplique.
- Je ne sais pas si c'est le moment idéal pour parler de ça... Et puis, tu penses vraiment que nos décisions ont de l'importance ?
- En tout cas, je comprends maintenant pourquoi tu avais l'air si pressé de zigouiller notre cher ami. La lassitude pousse parfois à la précipitation.
- Et c'est répréhensible ? Je sais ce que tu penses. Mais nous sommes différents. J'ai quand même le droit d'aspirer un jour à autre chose...
C'est en me mordant l'intérieur des joues que je ronge mon frein. Malgré que la maîtrise de soit ne fasse pas partie de mes plus grandes qualités, je fais mon possible pour ne pas passer mes nerfs sur l'accélérateur.
- Métro, boulot, dodo ? C'est ça qui te botte, Graham ? Je ne peux pas te laisser dire de telles conneries ! On est peut-être différents, mais c'est le même sang qui coule dans nos veines ! Notre vie, c'est d'éradiquer toutes ces pourritures pour que le monde s'en sorte mieux. Les humains parviennent à foutre le bordel déjà tout seuls. Alors, imagine si toutes ces créatures de cauchemar venaient à pulluler ?
Une nouvelle fois, je le remets dans le droit chemin. Nos objectifs doivent passer avant nos envies. Dans l'habitacle, la discussion semble définitivement close. Je me demande si je l'ai vexé ou s'il est en pleine réflexion. En tout cas, je n'aurai pas le loisir de l'interroger. Déjà, ma tirade trouve son impitoyable écho...
Les pneus de ma Mustang crissent face à cet arrêt d'urgence. En plein milieu de la route, éclairé par le faisceau cru des phares, se trouve un cadavre déchiqueté...
VOUS LISEZ
Brothers
ParanormalNotre monde recèle bon nombre de mystères... De ceux qui vous empêchent de dormir, jusqu'à parfois mettre en péril l'avenir de nos propres existences. Chacun est libre de ne pas y croire et de continuer à vivre dans l'ignorance. Grand bien leur fass...