8 - Le Manoir

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Une notification tombe sur mon téléphone, m'empêchant de poursuivre ce voyage au pays des rêves. S'il est possible d'appeler de cette manière un trou noir total.

La luminosité intense du portable met au supplice mes yeux sensibilisés par la fatigue. Dehors, il fait à nouveau presque nuit. J'ai dormi plus que je ne l'espérais...

L'heure qui s'affiche sur l'écran confirme ce bon dans le temps. Si je sais que Graham doit déjà s'activer au sous-sol, pour ma part, je n'ai rien vu passer de la journée.

Par pitié, ne me prends pas au saut du lit...

Je repose l'appareil sur l'oreiller. Ma Vicky... Elle m'a terriblement manqué, mais notre confrontation aura lieu bien plus tard. Je peux déjà entendre ses reproches et sentir la force de ses doutes m'étreindre le cœur. Peut-être qu'il me sera donné, un jour, de tout lui avouer. Non... Tout compte fait, je ne crois pas que cette pensée soit une si bonne idée...

Bordel ! Que j'ai mal à la tête !

Je bondis sur mes pieds, massant du bout des doigts ces tempes douloureuses. Un surmenage trop intense peut mener à des états seconds. Vivement que ces quelques jours de repos produisent leurs effets sur mon organisme exténué...

En repensant à l'homme sans visage, puis à notre loup-garou, j'ai accumulé les bourdes. Des erreurs de débutant, qui auraient pu me coûter la vie et mettre sérieusement dans le pétrin Graham.

Il faut que j'aille le voir !

Sans tergiverser davantage, je passe en coup de vent dans mon dressing pour passer un tee-shirt et un pantalon à carreaux de flanelle. De quoi se sentir à l'aise avant de subir un nouveau choc de plein fouet. Même si cela fait un paquet d'années, je ne parviens toujours pas à accepter de le voir dans cet état. L'ombre de l'homme, assis dans ce fauteuil, n'est plus celle du modèle qui nous a tout enseigné... Il perd tout bénéfice de ses journées à scruter le panorama d'un paysage inerte, dont les subtils changements ne s'opèrent que lorsque le fil des saisons en vient à se dérouler. Son regard vide s'évade là où sa lucidité se perd. Et il faut lutter pour parvenir à lui arracher un simple mot. Parfois, le destin se montre injuste. Depuis que cette épreuve s'est retrouvée sur sa route, mon père ne parle presque plus...

En rejoignant le rez-de-chaussée, seul le tic-tac régulier de l'horloge placée dans l'entrée me rappelle que le temps continue de s'écouler normalement. Je ne suis pas tombé dans l'une de ces dimensions parallèles où le moindre bruit, la plus infime des ombres, seraient annonciateurs de l'imminence d'un danger. Ce manoir est trop calme. Une quiétude perturbante, à s'en coller des frissons dans le dos.

J'ignore pourquoi je me prends d'hésitation devant cette porte à double vantail. Peut-être que j'appréhende simplement de me confronter, une énième fois, à l'image altérée de celui qui est, malgré la tragédie, resté notre modèle. Au final, accepter cette liste interminable de missions était une décision loin d'être anodine. En fuyant loin de notre nid, il était plus facile de se détacher d'un quotidien devenu on ne peut plus pesant. Alors que le vide s'est invité dans la suite nuptiale à l'étage, c'est la maladie qui rôde dans le petit salon devenu la retraite d'un veuf éploré. Mais cette affection-là évolue sans attaquer les chairs et sans meurtrir directement le corps. Je vous parle de symptômes liés à l'âme. De ceux qui rongent un être, avec cette lenteur sadique, jusqu'à le consommer totalement.

Puisqu'il faut y aller...

Je me montrerais bien égoïste à n'écouter que ma propre détresse. Bien qu'il ne l'exprimera pas avec une évidence manifeste, mon père sera heureux de me revoir. J'ignore s'il a encore la notion des secondes et des heures, dans la prison étroite où son esprit s'est enfermé.

À l'instant où ce lourd panneau de bois pivote sur ses gonds, je subis la montée d'une appréhension. J'ai le sentiment d'être sur le point de vivre une première fois. Dans ma tête, il reste le même qu'avant. Le chasseur illustre et respecté. Celui que toutes ces infâmes créatures craignaient d'avoir à rencontrer comme embûche sur leur chemin...

Les Bachmann...

Depuis les balbutiements du Moyen Âge, notre arbre généalogique compte bon nombre de membres dont les qualités ne sont plus à prouver. Des personnages nobles et respectés dans la communauté restreintes des traqueurs de monstres.

Sauf qu'au fil du temps, ces ramifications se sont fragilisées. Dans notre beau monde moderne, ne subsiste qu'une maigre descendance. À vrai dire, s'il devait y en avoir un, l'appel serait vite fait. Seuls deux Bachmann sont encore en activité... De biens maigres effectifs... Alors que le grand Edward Bachmann a disparu des radars du gouvernement, ce sont ces enfants qui prennent la relève. De mon point de vue personnel, je n'aurai jamais la prétention d'atteindre son niveau d'excellence. Là où il parvenait à réussir seul, c'est avec une aisance déconcertante que nous sommes parfois capables de tout foirer. L'entraînement peut permettre de sauver les meubles, mais le vrai talent n'a besoin d'aucune explication.

– Bon... soir... pa... pa...

Cette phrase, pourtant on ne peut plus simple, me pose de sérieux problèmes d'élocution. J'étais loin de m'attendre à me prendre en pleine gueule ce reflet insupportable. Ces semaines passées lui ont encore fait dégringoler quelques marches supplémentaires dans les abîmes de la dépression.

En m'approchant de ce fauteuil au cuir capitonné, dans lequel il passe le plus clair de son temps, je reconnais à peine la silhouette malingre qui donnerait presque l'impression de disparaître à l'intérieur de ce peignoir en mousseline. Ses joues émaciées lui donnent l'air d'un mort-vivant.

Depuis quand n'est-il plus censé s'alimenter ?

Si une discussion avec Elena s'imposera plus tard, je ne dois pas laisser mes sentiments dissiper mes intentions. Comme un fils, je me dois d'être présent à son chevet. Pour lui montrer que tout espoir n'est pas perdu. Nous avons tous un phare qui nous guide quand l'horizon s'assombrit. Et sa raison reviendra le jour où cet épais brouillard se dissipera autour du sien...

BrothersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant