7 - Le Manoir

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C'est mon sac à l'épaule que je retrouve la maisonnée endormie. En notre absence, il n'y a que deux personnes qui traînent dans ces couloirs. Si on ne compte pas les quelques fantômes de nos ancêtres, dont les regards hautains percent les toiles ornant la plupart des murs.

Une sorte de portail constamment entrouvert sur la dimension des vivants... Je dois bien avouer quelque chose, ces tableaux m'ont toujours rendu mal à l'aise. Plus jeune, j'en arrivais même à en faire des cauchemars. Maintenant, je baisse simplement la tête quand leurs jugements silencieux se montrent un peu trop insistant... Cette demeure serait bien comparable à un musée, avec toutes les vieilleries qui y sont réunies. Pour ma part, je l'apparente plutôt à un mausolée. Chaque Bachmann, qui a un jour foulé cette terre, garde un lien étroit avec ce lieu, même jusque dans la mort. Si l'idée m'a déjà frôlé l'esprit de déménager, je ne peux me résoudre à abandonner ce vaisseau fantôme et les nombreux souvenirs que j'ai accumulés depuis l'enfance entre ses cloisons...

Les plaintes émises par cette série de marches avaient fini par me manquer. Au fur et à mesure, je reprends possession de l'endroit, allant même jusqu'à apprécier cette odeur familière, savant mélange de poussière et de bois verni. Un voyage éreintant pousse parfois à la nostalgie. Il n'empêche, je commençais à ne plus pouvoir sentir cet endroit quelques semaines plus tôt.

Bon, ben... à plus tard...

En débarquant sur le palier du premier étage, je perçois le bruit d'une porte qui claque. Apparemment, Graham a ressenti l'envie pressante d'embrasser une nouvelle fois la solitude. Nos sentiments l'un envers l'autre sont sincères, on serait prêts à se donner nos vies, mais il y a une poignée de cailloux dans l'engrenage. Un peu trop de temps passé ensemble, et on finit par ne plus pouvoir s'encadrer.

Les mystères impénétrables de l'amour fraternel et ceux plus profonds encore de la gémellité...

Pour ma part, l'arrêt sera marqué au grenier. Là où, sous les poutres et ardoises, ont été aménagés mes quartiers. Une espèce de grand loft rien que pour moi. Si un jour je devais m'installer ailleurs, je choisirai sans hésiter l'une de ces métropoles cosmopolites qui ne dorment jamais. Mais tout départ reste impensable tant que notre paternel est encore de ce monde. Il ne supporterait pas de devoir endurer l'absence, là où le manque d'un être cher à son cœur le torture déjà...

Mon maigre bagage abandonné dans un coin, je file prendre la douche brûlante qui préparera mon corps au sommeil. C'est un véritable bonheur de sentir l'eau ruisseler sur ma peau. L'un de ces plaisirs simples que l'on vient souvent à oublier lorsque l'existence nous confronte à des obstacles dont elle seule parvient à détenir le secret.

Une serviette nouée autour de la taille, je ne peux retenir un bâillement exagéré en rejoignant mon lit. La fatigue s'abat sur mes épaules, comme si la somme de tous ces kilomètres parcourus venait alourdir soudainement mes paupières.

Les contours flous d'une silhouette. Je ne peux que sursauter tant la surprise est grande. Si j'étais persuadé d'être seul dans mon sanctuaire, vraisemblablement quelqu'un s'y est invité. Et, en me frottant les yeux, je reconnais celle qui prend les rênes du manoir à chacune de nos sorties. Une femme élancée aux cheveux de jais, dont les longueurs sont toujours maintenues en un chignon strict. Ces prunelles me fixent avec la retenue qui la caractérisent. Son teint de porcelaine et sa presque totale absence d'expression la ferait parfois ressembler à une poupée figée dans l'éternité. J'ai sans cesse pensé qu'elle possédait une beauté orientale on ne peut plus parfaite. De celle qui pourrait accompagner Graham s'il s'intéressait un temps soit peu à l'amour...

– Elena ?

Ses bonnes manières lui valent d'accueillir ma surprise d'un mouvement discret du menton. Ses mains fines restent croisées avec élégance devant la jupe de ce tailleur gris, qu'elle semble posséder en une infinité d'exemplaires.

– Bonjour, Ander... Vous me voyez confuse de troubler votre intimité...

– Oh, pas d'inquiétude, il m'en faudrait bien plus pour vous en vouloir.

Ses lèvres fines s'étirent légèrement pour me gratifier d'un sourire. Je lui rends avec franchise, afin de lui montrer que ma pudeur est loin d'être atteinte. À mon humble avis, la demoiselle est bien plus gênée que moi...

– Je vous ai juste entendu rentrer. Alors, je voulais vérifier que tout allait bien.

– Oui, c'est vrai, désolé de ne pas avoir prévenu. Les événements se sont un peu accélérés ces derniers jours et...

– Et vous n'avez pas besoin de vous justifier auprès de moi. Mon plus grand plaisir est que vous soyez de retour...

Sa nature bienveillante la pousse à me couper la parole pour m'éviter de parler pour ne rien dire. Tandis qu'elle s'apprête à prendre congé, je la rattrape avec une question qui me taraude l'esprit.

– Comment va-t-il ?

Elle continue de me tourner le dos, ses doigts toujours parfaitement manucurés s'apprêtant à actionner la poignée. Dans cette question, il n'y a pas eu besoin de nom. Nous savons tous les deux à qui cette inquiétude était destinée.

– Vous n'avez pas besoin de vous en faire, j'ai été aux petits soins pour lui. Depuis plusieurs nuits, il parvient même à dormir sans ces sempiternelles terreurs nocturnes...

Je la laisse repartir sans insister. Gérer l'intendance de la maison l'occupe déjà suffisamment pour que je cherche à la retarder. Du reste, pour ce qui est des détails, j'en aurai bientôt le cœur net. D'abord, je vais prendre le temps d'apprécier l'accueil du matelas et hiberner sous les draps toute la journée. Il sera bien temps, ce soir, de reprendre le cours de ma vie privée et de gérer les incertitudes qui s'y sont accumulées...


BrothersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant