10 - Le Manoir

5 2 0
                                    

C'est dans la cave d'une maison abandonnée que son corps a été retrouvé. Par chance, d'autres chasseurs ont choisi de nous apporter leur aide. Grâce à la balise GPS dont chacune de nos voitures sont équipées, il n'a pas été très compliqué de retracer l'itinéraire de mon père et d'épingler sur la carte des recherches l'un de ces quartiers malfamés où tout citoyen lambda devrait éviter de traîner le soir.

Pendant qu'il nous a été donné de veiller sur lui, les autres sont partis se confronter à une scène d'horreur inconcevable. Je n'ai jamais voulu en connaître les détails mais, apparemment, ma mère était dans un tel état, que voir une dernière fois sa dépouille avant son enterrement aurait pu être, pour nos jeunes esprits, une expérience plus que traumatisante. Alors, nous avons dû faire notre deuil sur un cercueil qui est resté définitivement scellé, avant qu'il ne rejoigne sa dernière demeure, à un emplacement de choix dans notre cimetière privé. Je ne m'y rends que très peu, dans l'espoir d'oublier un jour cette disparition douloureuse. Mon père y est emmené régulièrement par Elena, qui lui permet des balades quotidiennes du fond de sa chaise roulante. Sa voix l'a quitté autant qu'il n'est plus capable de tenir debout très longtemps. Graham se perd à espérer qu'un jour les gravures de cette pierre tombale l'aideront à retrouver ses facultés mentales. Pour ma part, ça me tue d'avoir cette façon radicale de penser, mais nos parents sont partie ensemble rejoindre une dimension qui nous est étrangère.

La folie, parfois, peut ressembler étrangement à la mort...

Il n'a aucune réaction lorsque je m'agenouille à ses côtés, la tendresse d'une main posée sur sa cuisse. Je ne sais pas pourquoi je m'inflige encore ce supplice. Le voir dans cet état efface peu à peu l'image que je me battais à garder de lui. Celle d'un pilier robuste, capable de tout affronter. Mais qui aurait la force mentale de résister à un acte aussi atroce que celui d'assassiner son âme sœur ? Même si sa volonté a essayé de résister, l'influence de cette entité diabolique était bien trop grande pour être contrôlée. Pendant qu'il était au première loge pour assister à ce crime innommable, ce monstre se servait de ses mains comme il aurait manipulé les fils d'une marionnette.

Les chasseurs qui se sont rendus sur place nous l'ont confirmé. La présence de souffre en ces lieux insalubres prouvait qu'il s'agissait bien d'un cas de possession. Et ce suppôt de Satan poursuivait un but simple : se servir de Suzanne Bachmann pour anéantir celui envers lequel il avait une rancune absolue...

Malheureusement, la cavalerie a débarqué trop tard et les maigres indices laissés sur place n'ont aucunement permis de l'identifier. Nous avons bien essayé d'éplucher les dossiers classés en rapport avec ce type d'affaires, mais l'expérience d'Edward lui avait valu d'en rencontrer un nombre trop conséquent lors de ses années de service.

Alors, avec ses plus proches amis, on a dû se résoudre à oublier... Du moins, à feindre les apparences. En ce qui me concerne, je ne lui ai accordé qu'un sursis. Si la chance m'est donnée un jour de coller une étiquette formelle à cet assassin, je le poursuivrai jusqu'au fin fond des enfers, quitte à y laisser ma peau ou quelques plumes en chemin.

– Tu me manques, papa...

Je choisis de mettre un terme à ce moment qui vient de me filer un bon coup de déprime. Une caresse affectueuse à son épaule et je reste encore un instant à regarder avec lui la photographie de celle dont le sourire réchauffe encore nos cœurs, malgré la douleur contrainte par son absence.

– Ander, c'est l'heure du dîner. Le repas est servi dans la salle à manger...

J'essaie de contenir ma tristesse alors qu'Elena met un terme à cette quiétude devenue trop pesante. Elle dépose le plateau qu'elle a apporté sur une console près de la porte et s'avance vers nous.

– Voulez-vous rester ? Je suis certaine que votre présence lui ferait plaisir.

– Désolé de paraître impoli, mais sans façon...

Elle n'insiste pas. Dans son regard, je capte la compassion dont elle sait faire preuve envers un fils démuni par une situation qui ébranle les barrières qu'il s'est pourtant attelé à consolider.

– Bien... Je lui ai cuisiné du bœuf stroganoff.

– Bon choix ! C'est son plat préféré !

J'essaie d'avoir l'air enjoué en m'apprêtant à quitter le devant de la scène.

– À ce sujet... Pourquoi il a autant maigri ?

Elle reste professionnelle, lui passant une serviette finement brodée autour du cou afin de prévenir d'éventuelles souillures.

– Tout simplement parce qu'il a un appétit de moineau. Je l'ai contrôlé dernièrement et aucune perte alarmante. Si vous voulez mon avis, il y a trop longtemps que vous ne l'aviez pas vu...

J'ignore si sa répartie est source de reproches. En tout cas, cette observation parvient à m'enlever toute envie de répliquer. Je me sens juste comme un con, prêt à sauter dans le premier trou de souris sur lequel il pourrait tomber...

En passant à côté du repas mis en attente, je remarque l'argenterie et la vaisselle en porcelaine française. Si mon père ne relèvera pas ces petites attentions, je vois que notre gouvernante garde le souci du détail.

Le fumet gourmand de cette viande marinée ouvrirait, et ce sans problème, le plus difficile des appétits. Je ne peux qu'apprécier la peine qu'elle se donne à s'occuper de lui. Si, au départ, je me méfiais de cette étrangère un peu trop « proprette » et précieuse à mon goût, elle a su me donner au fil des ans toutes les raisons de lui accorder mon entière confiance.


BrothersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant