13 - Brokeberry

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Passé l'instant des retrouvailles, vient le temps des reproches. Dorénavant, la trotteuse de ma montre continue d'accumuler derrière son passage les secondes où nos mots ne parviennent plus à se trouver...

La nourriture, pourtant appétissante, n'a été que partiellement entamée. Un gâchis qui ferait presque mal au cœur si le moment n'était pas empreint d'une telle gravité.

– Une fois pour toutes, arrête de me prendre pour une conne !

Le choix de la vulgarité et le ton employé sont autant d'indices qui se portent témoins de son état préoccupant. Elle a définitivement perdu patience... Ses doutes, sur d'éventuelles infidélités, ont commencé à germer dans son esprit avant de se transformer en vives accusations. Si seulement j'avais l'envie et le courage de tout lui déballer. Vicky saurait que, malgré cette montagne de certitudes, le compte est encore hors d'atteinte.

– Je te l'ai déjà dit... Mon patron m'offre une promotion mais, en contrepartie, je dois me défoncer. Tu connais ça, toi aussi, ne pas compter ses heures pour espérer un jour atteindre la gloire.

J'essaie de me raccrocher à la moindre excuse possible afin de clore cette discussion. Planter un croc ou deux dans cette tortilla froide m'offre une évasion illusoire en accordant davantage d'importance à mon estomac.

– Sauf que, moi, je n'en viens pas à oublier l'homme qui se dit partager ma vie !

Je ne sais pas comment interpréter le rire contenu qu'elle vient de laisser s'échapper. Quoi que, à l'évidence, la situation me paraît risible. On en vient à se prendre le bec, alors que je suis droit dans mes bottes.

Et si tu arrêtais de voir les choses de ta fenêtre ?

C'est vrai... Les non-dits sont propices aux fantasmes. Et se tuer au travail n'est pas une excuse pour faire abstraction totale des gens qui gravitent autour de nous. Surtout quand ils ont cette si grande importance...

– Je te l'ai déjà dit, mais je suis sincèrement désolé. La tête dans la guidon et des œillères... Vraiment, je peux remercier mon boss ! Grâce à lui, je n'ai pas vu les jours défiler...

Ses mains se crispent sur ses cuisses alors qu'elle tremble. Une tentative de contrôle pour ne plus pleurer.

– Tu es de plus en plus absent, et ce pour de longues périodes... J'ai de moins en moins d'appels et de messages. Comprends que... que je puisse trouver ça louche ! La plupart du temps, je ne sais même pas où tu es...

Je froisse l'emballage alimentaire dans le creux de ma paume. Une manière de passer mes nerfs, à défaut d'être en mesure d'extérioriser le fond de mes pensées. Même si je me sens repus, c'est le bordel intersidéral dans mon for intérieur.

Comment puis-je accepter de détruire une personne que des impératifs m'empêchent d'aimer avec la plénitude de mes sentiments ?

– Tu as totalement raison... N'importe qui aurait des soupçons. Mais si je peux te jurer une chose, c'est que tu restes la seule...

En voyant son regard s'adoucir et son attitude générale se détendre un peu, je me risque à me rapprocher en passant un bras autour de ses épaules. Naturellement, elle se blottit contre moi. L'amour a fini par triompher de sa colère, bien que le retour du conflit ne reste suspendu qu'à un malheureux fil.

– Vicky... Tu sais, un jour les choses seront différentes. J'ai peut-être eu un passé sulfureux, mais c'est avec toi que je veux me poser. Laisse-moi une marge de manœuvre et je te jure que je serai tellement présent, qu'il te sera difficile de me supporter !

Pourquoi ces mots sonnent-ils aussi faux ? Malgré l'évidence donnée à ma déclaration, je m'enfonce dans un mensonge où la force d'y croire ne peut m'être accordée.

Une vie de couple ordinaire ne pourra jamais faire partie de mes projets... Un jour, je serai condamné à trouver une solution pour la libérer de cette prison dans laquelle mon égoïsme a décidé de l'enfermer. Mais pas maintenant... Ni dans les semaines ou les mois qui viennent. C'est encore trop tôt...

Alors que les rayons timides de ce soleil d'automne venaient rougir la coupole du ciel, j'ai décidé de m'en aller. Vicky dormait encore, mais d'un sommeil si profond qu'elle n'a émis qu'une plainte étouffée en sentant ma chaleur s'éloigner.

L'intensité de notre dispute a très vite été oubliée. Nous avons fini par parler de tout et de rien, comme un vieux couple qui venait d'écouler leur réserve de reproches. Devant la rediffusion d'un mauvais film d'horreur en noir et blanc, la fatigue lui a valu de s'assoupir. Elle a tenté de grommeler quelque chose quand je l'ai soulevée pour la mettre au lit, mais la confusion a rendu ces murmures totalement incompréhensibles. En la déposant sur l'édredon, j'ai d'abord songé à la laisser tranquille. Sa soirée avait déjà été suffisamment riche en émotions pour qu'il soit nécessaire d'en rajouter. Puis, cette main entourant mon poignée a complètement changé mes plans. Dans sa torpeur, la belle au bois dormant a retenu le prince bien loin d'être charmant. C'est en me sentant coupable que je me suis allongé à côté d'elle, la regardant lutter contre l'insistance de Morphée. Malgré nos rêves communs, je ne pourrai jamais lui donner une vie de famille normale. Edward et Suzanne m'ont donné un exemple que je refuse de reproduire.

Un amour inconditionnel brisé par le sadisme du destin...

J'ai fermé les yeux en sentant la douceur de sa paume contre ma joue. Un élan de tendresse qui a décuplé le manque et mis au placard mes ultimes réticences. Et c'est dans un baiser, attendu depuis si longtemps, que nos corps se sont enlacés...

Ce matin, la morsure du froid n'est pas la seule cause aux tensions qui me picorent les muscles. Je me sens tiraillé, littéralement pris entre deux feux. La quitter une fois pour toutes ou lui révéler que je n'ai jamais vendu d'aspirateurs de ma vie. Un curieux dilemme qui appelle, néanmoins, des conséquences bouleversantes. Pour la première fois depuis le début de notre relation, je m'en veux de lui avoir fait l'amour. La démonstration d'une tendresse et d'un désir que je ne devrais pas ressentir pour une personne que j'ai choisie de garder loin de mes secrets.

Le courage m'a abandonné pour attendre son réveil. J'aurais pu craquer en voyant un sourire radieux se peindre sur son visage. Ouvrir la cage aux mystères et tout lui balancer... Alors que nos peaux brûlantes se frôlaient, elle a repris espoir. Jusqu'à ce que j'en vienne à la décevoir à nouveau...

BrothersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant