Son regard éteint fixe le cadre qui semble demeuré depuis une éternité sur ce guéridon. Il ne sourcille presque pas à la vue de ce visage si familier. Dans son silence, j'ai l'impression que son esprit cherche à communiquer avec ce morceau de papier glacé. Qui sait ? Peut-être parvient-il à lui parler ?
Leurs liens étaient si forts, que son départ prématuré vers l'Au-Delà ne pourrait irrémédiablement les altérer...
Cet homme, remarquable chasseur, mais aussi père prévenant et exemplaire, a fini par devenir aussi discret que ces ombres qui hantent les couloirs du manoir à la nuit tombée. Son enveloppe charnelle a beau être toujours parmi nous, il n'est désormais plus qu'une coquille vide. Un vaisseau à la dérive, qui n'attend que le moment où il lui sera permis d'accoster sur ce lointain rivage ; de libérer son âme, à l'endroit même où celle de sa bien-aimée s'est déjà échouée...
Son aphasie dure maintenant depuis des années. C'est comme s'il cherchait à se détacher du monde réel ; à renier totalement ses proches dans une vie qui ne l'a pas épargné...
Ce soir-là où, à l'aube de nos seize ans, Graham dévorait cette encyclopédie sans intérêt pendant que je regardais la danse endiablée des flammes en sentant une boule se former au creux de mon ventre. Parfois, il arrive d'avoir un mauvais pressentiment sans que ce sombre présage finisse par se réaliser. Mais la chance ne répond pas toujours présente.
Le drame tant redouté a bel et bien eu lieu...
Ma mère s'était assoupie sur le canapé. Elle paraissait on ne peut plus sereine. L'absence de son époux ne serait que de courte durée. Une affaire de routine, comme le gouvernement en commande à la pelle. Un petit groupe de vampires, nouvellement transformés, sévissaient dans une ville voisine. Leur soif intense les rendait aussi incontrôlables qu'ils n'étaient en mesure de maîtriser la moitié de leurs capacités.
Un cas d'école pour un chasseur. Même un débutant aurait pu s'y coller...
Avant de clore les paupières, pour se laisser aller à la torpeur qui mène parfois aux rêves, c'est d'une voix douce et sans hésitation aucune qu'elle a tenté de nous conforter. La tempête, grondant au dehors, allait cesser lorsque l'absent rentrerait de sa traque nocturne. Des paroles on ne peut plus positives, qui sont parvenues à produire leurs effets sur Graham. Le sourire un peu niais, amené par sa lecture, était là pour le prouver.
Après tout, pourquoi s'en faire puisque son retour était prévu pour bientôt ?
De mon côté, malgré ce discours qui se voulait rassurant, je n'arrivais pas à me détacher d'un pressentiment tenace. Quelque chose allait se produire... Quelque chose de grave, mais je ne savais pas encore quoi...
Le crépitement du feu dans l'âtre, le tonnerre et la pluie. C'est en compagnie de ce fond sonore que mon frangin et moi sommes montés rejoindre ma chambre. Une brève entrevue, ponctuée de reproches, et je me suis retrouvé seul dans ce grenier aménagé. L'atmosphère y était plus lugubre qu'à l'accoutumée. Même si les éléments déchaînés me fascinent, j'en venais à redouter ces éclairs qui illuminaient le ciel d'une lueur vengeresse. Un malheur était sur le point de s'abattre sur notre famille. Un événement grave, aux conséquences irrémédiables...
Mon cœur s'est emballé tandis que j'ai brusquement quitté en trombe mes quartiers. En poussant la porte de sa chambre, j'ai au premier abord été rassuré de trouver mon frère endormi. La paume couvant ce volume si précieux à ses yeux. Un livre, peuplé de wagons et de locomotives, qu'il a dû parcourir un nombre incalculable de fois. Apparemment, notre récente discussion à propos de ses envies inconcevables de voyages et ma vive désapprobation n'avait pas eu d'incidence sur son sommeil. J'ai tout de suite compris que ce n'était pas dans cette pièce qu'allait se jouer les prémices de la tragédie attendue.
Les bribes d'une conversation sont alors remontées le long de l'escalier. En bas, le ton auparavant si posé de ma mère venait de changer. Le débit ininterrompu de ses paroles témoignait de son affolement, autant que le volume confirmait l'urgence. L'absence de réponse lors de ses brefs silences indiquait que l'autre voix se trouvait au bout d'un téléphone. Et les mots qu'elle choisissait ne pouvaient que me confronter à une évidence : mon père rencontrait des problèmes.
« Reste où tu es, Edward, je viens te rejoindre ! »
Cette phrase, au combien anodine, restera gravée dans ma mémoire. Elle a quitté la propriété en catimini, nous pensant tous les deux endormis. Et moi, tel le plus profond des imbéciles, je suis resté à l'arrêt sur le palier, ma main broyant si fort la rambarde que mes phalanges en ont blanchi. Une inaction dont je resterai coupable jusqu'au dernier souffle de ma vie.
Si ma mère n'y était pas allée seule, la donne aurait pu être changée...
Mais il y avait une donnée qui coinçait dans l'équation. Même confronté au pire des obstacles, mon père ne l'aurait jamais mêlée à tout ça. Éradiquer les monstres de la surface du globe, c'était son travail ! Et il aurait préféré endurer mille morts que de risquer de la mettre en danger.
Pourtant, tout portait à croire que c'était bien avec lui qu'elle s'entretenait avant de partir. Je l'ai distinctement entendu prononcer son nom. Aucune confusion quant à l'identité de son interlocuteur n'aurait été possible...
C'est aux premières heures du matin que mon père est rentré. J'étais assis sur les marches quant il a poussé la porte du hall. Un dernier effort avant que son épuisement ne le fasse littéralement s'écrouler. Tandis que Graham roupillait encore, sans se soucier de la pente vertigineuse que notre clan s'apprêtait à dévaler, je me suis précipité pour lui venir en aide. Il me donnait bien du mal, sa large carrure s'appuyant contre mes épaules encore frêles d'adolescent.
« C'était... un... piège... un piège... Suzanne.... »
Même si je tentais l'impossible pour le calmer, il est parvenu à extraire cette phrase entrecoupée de respirations bruyantes avant de se taire, définitivement... Ses larmes ont pris le relais, ses jambes se dérobant sous son poids sans m'accorder la possibilité de le retenir. Je me suis éloigné d'un pas... Comme un mouvement de recul face à ce qui n'aurait dû être qu'un simple cauchemar, dont les souvenirs s'estompent à peine quelques heures après le réveil.
Auparavant si solide, il ne parvenait plus à faire autre chose que de pousser des geignements atroces en regardant ses paumes maculées d'hémoglobine.
Et ce que j'ai appris par la suite a malheureusement confirmé ce que je redoutais le plus au monde à cet instant précis. Ce sang n'était pas le sien ni celui d'une créature infâme comme il avait pu en avoir si souvent. Ces taches carmines étaient les vestiges d'un acte au combien barbare. Edward avait tué sa propre femme, enchaîné par le pouvoir d'un démon aux desseins aussi vils que le contrecoup deviendrait terrible pour nous...
Dehors, il n'y avait plus aucun signe de la tempête. Malgré les nombreux dégâts qu'elle a laissés derrière elle, c'était désormais entre nos murs qu'avait lieu le véritable ouragan.
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Brothers
ParanormalNotre monde recèle bon nombre de mystères... De ceux qui vous empêchent de dormir, jusqu'à parfois mettre en péril l'avenir de nos propres existences. Chacun est libre de ne pas y croire et de continuer à vivre dans l'ignorance. Grand bien leur fass...