Chapitre 1 Wayatt

367 19 2
                                    

— Comment ça, notre ferme ne nous appartient plus ?
— Je vous l’ai dit, monsieur Mac Bryant, votre père a contracté un prêt auprès de votre voisin, il est arrivé à échéance et, comme vous ne pouvez pas le payer, vous devez partir.
— Mais notre père ne nous a rien laissé ?
— Il était ruiné, il n’avait plus rien.
Je n’arrive pas à croire ce qu’il nous arrive, nous sommes sans le sou. Pourquoi mon père ne nous a rien dit avant ? Je m’assois sur la chaise, complètement dépité, j’ai envie de pleurer, de crier et même de frapper ce foutu notaire. Mais ma rage ne fera qu’empirer les choses et il faut que je pense à mes frères. Je n’étais pas prêt à devenir le chef de famille et voilà où je me retrouve, avec plus rien et des enfants à charge, à seulement vingt-cinq ans.
— Je suis vraiment désolé.
Je me lève et sors sans un mot. Il ne sert à rien de ruminer ma peine dans son cabinet, il a dit ce qu’il avait à dire, c’est à moi de trouver une solution maintenant.
J’entre dans le premier bar que je trouve, j’ai besoin de souffler, juste cinq minutes, avant de retourner à ma vie de merde.
— Un whisky, non, un double. Sec.
Le temps qu’on me serve, j’essaie de ne pas penser à ce que le notaire m’a dit, mais je n’y arrive pas vraiment. Mes pensées sont tournées vers cette foutue malédiction. Dès que mon verre est posé devant moi, je le bois cul sec.
— Un autre.
J’enlève mon chapeau et passe la main dans mes cheveux. Il fait encore une chaleur à mourir à cette époque. J’enquille mon autre verre avant de payer et de me lever. Je marche dans la rue, j’ai horreur d’aller au centre-ville, je n’aime pas le monde, je préfère être enfermé dans mon ranch, avec mes chevaux, mes vaches et mes autres animaux. Je ne supporte pas les gens, la seule chose qui m’intéresse, c’est de travailler et, dans quelque temps, je ne pourrai même plus le faire. Comment vais-je pouvoir survivre à ça ? Je reprends ma voiture et pars vers le ranch qui est dans notre famille depuis des siècles. Ce ranch qui aurait dû être notre héritage…
Une fois sorti de la voiture, ma sœur, Ana, court pour me rejoindre. Je n’arrive pas à être malheureux quand je vois ce rayon de soleil me sauter dans les bras.
— Wayatt, tu as loupé le truc le plus cool au monde.
— Ah bon ? Et c’est quoi ?
— Galopin a eu enfin son petit et c’est Omalé qui l’a aidé.
— Quoi ?
Je repose la petite et cours dans le box. Je surveillais cette naissance depuis des jours, je savais que ça allait bientôt arriver et il suffit que je parte d’ici, une petite heure, pour que ça arrive. Je vois mon frère près du nouveau-né, j’évalue la situation et, à première vue, tout le monde a l’air d’aller bien.
— Tout va bien ?
Mon frangin se retourne vers moi et, comme à chaque fois, j’ai l’impression de me voir dans un miroir. On a quatre ans de différence, pourtant, on dirait presque que nous sommes jumeaux.
— J’ai dû l’aider un peu, mais dans l’ensemble, tout s’est bien passé.
— D’accord.
Je commence à m’approcher de la bête et vérifie qu’il dit vrai. Non pas que je ne le crois pas, mais je n’ai ici confiance qu’en moi-même et, si ces chevaux ne sont bientôt plus à moi, ils restent sous ma responsabilité jusqu’au moment où je serai parti.
— Ça s’est bien passé chez le notaire ?
C’est la question que je voulais éviter à tout prix et la mauvaise nouvelle me revient en pleine face.
— Je t’en parlerai plus tard.
Ma sœur de treize ans est là, mon petit frère de dix-sept aussi, et je ne veux pas leur faire peur pour le moment. Je ne veux pas me sentir vaincu maintenant. Même si je suis défaitiste, il faut que je trouve une solution, je ne sais pas quoi, mais il va falloir que je me bouge le cul.
Une fois que j’ai constaté que tout est bon à l’écurie, je cours dans ma chambre, j’ai besoin de calme et de plénitude. Me retrouver seul avec moi-même est la seule façon pour moi de me sentir mieux. Une fois sur mon lit, je m’allonge et regarde le plafond. Je sais qu’il va falloir que je me lève pour essayer de faire quelque chose de mangeable pour tout le monde, mais je n’en ai pas encore le courage. On avait quelqu’un qui pouvait nous aider pour le ménage et tout le reste, mais elle a préféré partir quand mon père est décédé. Je peux comprendre, car s’occuper d’enfants, ce n’est pas la même chose que d’être une simple aide-ménagère. Je pensais qu’après , j’allais pouvoir engager quelqu’un d’autre, mais je ne saurais même pas comment la payer.
Je me souviens encore quand ma mère nous faisait à manger. Elle chantait tout le temps, surtout le dimanche matin avant d’aller à la messe. Elle était très attachée à sa foi en Dieu, nous y allions tous les dimanches et elle était tellement heureuse ces jours-là. Depuis qu’elle est décédée, mon père ne nous y a plus jamais emmenés. Je le comprends, il a perdu sa foi en Dieu quand il a perdu la femme de sa vie. Il criait partout, le jour de son enterrement, que s’il y avait réellement un Dieu, il n’aurait pas laissé une femme mourir avec cinq enfants si jeunes.
J’avais tout juste dix-huit ans quand c’est arrivé. Mon petit frère de huit ans ne l’a jamais connue et ma sœur ne s’en souvient même pas. J’ai été plus la référence pour eux tous, étant donné que notre père travaillait très dur. Et, maintenant, je deviens leur tuteur légal, leur père de substitution.
Mon Dieu, je ne peux pas rester comme ça…
Je descends et vais retrouver le reste de ma famille. Ma sœur est encore en train de faire des bêtises et Omalé est déjà prêt à sortir retrouver ses copains, comme presque chaque soir. Je ne sais pas comment il fait pour être si semblable, et si différent à la fois, de moi.
— Tu comptes sortir ?
— Ouais, il y a une nouvelle serveuse au Factory et je compte bien me la faire.
— Ton vocabulaire ! Y a les petits, Omalé.
— Oh, ça va, ils n’ont rien compris !
Peu importe, je n’aime pas quand il parle comme ça.
— Tu ne veux pas venir avec moi ? Tu m’as l’air tendu, ça te ferait du bien pour une fois de te…
— Ne va pas plus loin.
Il rigole et s’assoit.
— Tu as fait tes devoirs, Ana ?
— Oui, j’ai tout fait. On mange quoi ?
Je regarde le congélateur. En général, je n’aime pas faire à manger, mais là, encore moins, alors ça sera un plat préparé ce soir. Je le sors, lui montre et, vu sa tête dégoûtée, ça ne lui convient pas. Tant pis, c’est ça ou rien. Je sors la casserole, commence à tout chauffer, puis je m’assois à la table avec eux, en silence.
— Ça va, Wayatt ?
— Ouais.
Personne n’insiste, car ils me connaissent. Je ne suis pas très bavard en général, je ne trouve jamais rien à dire aux gens.
— Mets la table, Ana, et, toi, Omalé, va prévenir les garçons.
Je me lève et remue mon espèce de plat qui ressemble à de la nourriture. Une fois que c’est prêt, je le mets sur la table pile au moment où la tribu arrive. Je sers tous ces affamés en silence et, à peine ils ont leur assiette remplie, qu’ils se jettent dessus.
— Ce n’est pas très bon, je préfère les plats à la Mariette.
— Je sais.
Je ne dis rien de plus et commence à manger. C’est vrai que ce n’est pas terrible, mais ça remplit l’estomac de tout le monde. Une fois le repas terminé, ils se lèvent tous et posent leur assiette dans l’évier.
— Stephen, tu laves la vaisselle.
— Pourquoi moi ? C’est moi qui l’ai faite hier.
— Oui et tu la feras encore aujourd’hui, je dois aller voir les bêtes.
Je pars sans attendre de réponse de personne et me dirige directement vers le box de mon cheval.
— Alors, Éclair, tu as passé une journée de merde comme moi ?
Il me regarde et hennit comme s’il me comprenait. Je me demande ce qu’il va se passer pour lui si je perds vraiment la ferme. Je ne pourrais sûrement pas l’emmener. J’ouvre le box, caresse son museau et il se frotte à ma main. J’ai envie d’aller respirer d’un coup, tant pis pour ce que j’ai à faire, je le ferai plus tard. Je lui mets la selle et, une fois que tout est attaché, je l’emmène dehors. Je croise Omalé, qui me regarde sans comprendre. Je monte sur mon cheval et passe à côté de lui.
— Fais les corvées à ma place, ça changera de d’habitude.
— Mais je suis attendu, pas question !
— Plus vite tu le fais et plus vite tu pourras les rejoindre !
Il n’y a pas de raison que j’assume tout. Il est adulte lui aussi, même s’il reste un grand enfant dans sa tête et il doit prendre un peu ses responsabilités.
Je cavale dans notre prairie, la vue est magnifique. Si je n’arrive pas à trouver une solution, tout ça va me manquer, ma vie ne sera plus jamais la même. Je descends de ma monture en haut de la colline et regarde l’horizon. Ça ne peut pas arriver, il faut que je trouve une solution. Je n’ai connu rien d’autre, que faire ?
Je m’assois par terre, enlève mon chapeau, replie mes jambes et passe un long moment-là, à ne rien faire, à attendre que le temps passe, en regardant le coucher du soleil. Quand la nuit est devenue trop proche, je me lève et remonte sur Éclair pour retourner au ranch. Il faut que j’aille voir les Jackson, il faut que je garde mon bien et ma vie.
Je pars directement chez mes voisins, il est tard, mais tant pis, je n’arriverai pas à dormir ni même à respirer jusqu’à ce que je sache. J’y vais au galop, le plus vite possible. Je déteste les Jackson en plus, ce sont les plus riches des environs, mais ce n’est pas ce qui me dérange. Je ne les supporte pas parce qu’ils sont hautains. Ils se croient tout permis, tout ça, car ils pensent qu’ils sont les rois ici, à cause de leur nom. Les Jackson à Jacksonville, c’est vrai que ça aurait pu avoir un lien, mais non, c’est un pur hasard, ils ne font pas partie des membres fondateurs comme ils le laissent penser aux gens, à chaque fois.
En tout cas, nous avons toujours eu de bons contacts avec eux, mais juste parce que nous n’aimons pas les ennuis. Quand lui, il raconte, avec sa grosse voix, tout ce qu’il touche financièrement, nous ne disons jamais rien et faisons semblant d’écouter, en faisant de temps en temps des petits signes de la tête pour faire croire que nous sommes en adéquation avec lui. Quand j’arrive devant leur porte, je souffle, car aller les voir, leur demander quelque chose, c’est difficile pour moi. Je n’aime pas parler avec les autres.
Je descends de ma monture et me dirige vers la porte d’entrée, lève la main et, alors que je m’apprête à frapper, la porte s’ouvre sur Marsila, leur fille. Je me suis toujours demandé pourquoi ses parents l’avaient appelée comme ça. C’est le nom que je donnerais à une de mes vaches, pas à une enfant. En même temps, vu son caractère, c’est plutôt une insulte pour les vaches de dire ça. Cette fille est insupportable, elle a une voix aiguë qui me fait mal à la tête, elle crie, elle est capricieuse. J’ai dû la supporter tout le long du lycée, elle ne m’a jamais lâché et, moi, comme je suis gentil, je n’ai jamais osé lui dire d’aller se faire voir ailleurs. Elle a toujours été mon pot de colle et, quand j’ai arrêté les études pour aider mon père à la ferme, outre le fait que j’étais enfin débarrassé de cours que je n’aimais pas, je l’étais d’elle aussi, enfin.
Marsila est partie à la fac, mais, le seul hic, c’est qu’à chacun de ses retours, elle vient directement chez moi pour me raconter sa vie là-bas. Elle pense qu’on est amis, mais il n’en est rien. Mes frères se moquent de moi et Omalé n’arrête pas de me dire de la dégager de notre terre. Mais je ne peux pas faire ça, j’ai essayé, oui, mais les mots ne sortent jamais. C’est tout mon souci, je suis trop renfermé sur moi-même, je n’ose pas dire les choses. Ça m’a assez porté préjudice. Alors, je reste dans mon monde où je suis bien, avec ma ferme et mes chevaux. Comment je vais réussir à vivre dans un autre monde sans eux ?
Je prends mon courage à deux mains et lui souris comme à chaque fois.
— Oh, Wayatt, bonjour !
Elle me regarde avec des yeux que je connais parfaitement. Ce n’est pas parce que je suis solitaire que je ne sais pas reconnaître une femme à qui je plais. Ça m’arrive tout le temps. C’est juste que je fais semblant de ne rien voir, car je ne veux pas en venir aux questions gênantes et, surtout, je ne veux pas de femme dans ma vie. Encore moins celle-là.
— Bonjour, Marsila.
Elle continue à me sourire bêtement. Je décide de faire court avec elle, je ne suis pas là pour la voir.
— Tu es venu pour me voir ?
Je baisse la tête et regarde mes chaussures.
— J’ai besoin de voir ton père.
— Oh, d’accord.
Je sens la déception dans sa voix et, là, tout ce que j’espère, c’est qu’elle va l’appeler vite pour que ce moment gênant se finisse enfin.
— Entre !
Elle m’ouvre en grand la porte.
— Je vais chercher papa.
— D’accord.
Elle s’en va et me laisse là, dans l’entrée. Je regarde autour de moi et constate que rien n’a bougé depuis la dernière fois où je suis venu. Tout est luxueux et doit valoir très cher. Rien que ce qui se trouve dans l’entrée doit être plus cher que ma ferme entière. Je me suis toujours demandé comment ils pouvaient avoir autant d’argent. Alors oui, il a plus de bêtes et d’hectares que moi, mais la différence est telle que je suis le petit péquenaud du Texas à côté. Comment il arrive à avoir autant d’argent ? Je retire mon chapeau, j’ai oublié les bonnes manières. Je suis tellement perturbé que j’en oublie tout.
Je le vois enfin arriver. Il est gras et laid, pourtant, sa femme est belle. Je me doute pourquoi elle est avec un porc pareil. Pardon pour les porcs, mais je ne vois pas d’autre comparaison, il transpire, il est moite de partout. Si on voulait le rendre présentable, il faudrait le rouler dans du talc, peut-être même juste après l’entourer de cellophane… Je rigole tout seul avec l’image de lui comme ça.
— Qu’est-ce qui te fait rire, jeune homme ?
— Rien, monsieur, je pensais à quelque chose que j’ai vu, juste avant.
— Tu voulais me voir ?
— Oui, je pense qu’il faut qu’on parle.
— Je pense aussi, j’attendais à ce que tu viennes à ma rencontre.
— Comme vous le savez, c’est vous qui allez être propriétaire de ma ferme si…
— Oui, ton père a fait n’importe quoi.
— Je sais et je voudrais trouver un arrangement.
Il se retourne et regarde sa fille. Quand il revient vers moi, c’est avec un grand sourire qu’il me dit :
— J’ai un deal à te proposer. Viens dans mon bureau, nous allons pouvoir en parler.
Je suis un peu soulagé, je vais peut-être récupérer ma ferme en fin de compte…
Ce que je ne savais pas, à ce moment-là, c’est le prix que j’allais devoir payer pour la garder.

Le Ranch Mac Bryant Où les histoires vivent. Découvrez maintenant