Prologue ( 1/2)

96 3 0
                                    

Aiden

Situé à quelques centaines de mètres d'une caserne de pompier d'Orillia, l'immeuble de cinq étages détonne au milieu des maisons pratiquement identiques les unes aux autres qui bordent Lankin Boulevard. Entre la vue sur le lac Couchiching et la forêt, c'est un coin parfait et tranquille pour vivre. Sauf aujourd'hui. La mort est venue rendre une petite visite à une des habitantes.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur le couloir du 4ème étage, vide, à l'exception d'un agent qui se tient au côté d'une jeune femme aux cheveux bruns et bouclés. Elle ne réagit pas, le regard obstinément fixé sur le battant entrouvert en face d'elle. L'appartement 4B, ma destination.

Je range mes clés dans ma poche en remontant jusqu'à eux, et, sans leur adresser la moindre parole, pénètre dans le « deux pièces », non sans entendre un « Mademoiselle » agacé dans mon dos. Herinkson n'est pas connu pour sa patience. Il l'est encore moins pour son écoute. Ce qui ne fait pas de lui le meilleur pour interroger les familles de victimes, mais avec le manque d'effectif, on n'a pas réellement le loisir de choisir. Encore plus en ce jour particulier.

— C'est vous qui avez perdu à la courte paille, à ce que je vois ? lancé-je à l'homme accroupi à côté du corps d'une jeune femme au visage camouflé par ses cheveux aux mèches rouge délavé.

Je me retiens de lâcher tout autre commentaire. Le chef du bureau des médecins légistes lève la tête et rive son regard dans le mien. Neil Poulman a dépassé l'âge de venir se perdre sur les scènes de crimes, en témoigne sa peau ridée comme du parchemin, et ses yeux fatigués par les horreurs qu'il a vu au cours des années. Pourtant, il refuse de raccrocher, persuadé de n'avoir rien d'autre à faire dans la vie que d'apporter une voix pour témoigner à la place des cadavres qui terminent sur sa table d'autopsie. C'est en tout cas ce qu'il répond à chaque fois que la question de la retraite revient sur le tapis. Et à mon grand regret, il ne semble pas prêt à changer d'avis.

— Il faut bien que certaines personnes se dévouent, se contente-t-il de répondre avant de reprendre son examen de la victime.

Je m'approche de la fenêtre entrouverte qui laisse entrer la chaleur du mois de mai accompagnée par le bruit des festivités qui commencent à envahir les rues. Des réjouissances offrant un décalage saisissant avec le silence qui règne dans l'appartement. Le Victoria Day. La fête de la Reine. Un jour férié célébré à coups de défilés, de concerts et de feux d'artifices, que rien ne doit venir gâcher. Même pas la grande faucheuse.

— Les lividités s'effacent sous la pression, indique Poulman à voix haute, me ramenant à l'objet de ma présence en ce lieu. La mort a dû intervenir hier soir entre 21h et 23h.

De sa main gantée, il repousse quelques mèches, me permettant d'avoir une vue entière du visage de la victime. Des traits figés pour l'éternité qui ressemblent comme deux gouttes d'eaux à ceux d'une autre jeune femme.

Mon regard alterne entre le témoin interrogé par Herinkson et le corps inanimé allongé sur le sol. Des sosies. Des jumelles. De parfaites copies.

— Des traces quelconques ? interrogé-je Poulman en m'accroupissant pour regarder de plus près.

— Rien pour le moment. J'en saurais plus lors de l'autopsie, mais ça ressemble à une mort naturelle.

Je prends note de ses observations, tout en détaillant le corps sous mes yeux. Effectivement, de ce qu'il m'est possible de voir, elle semble être juste tombée raide morte. Son tee-shirt et son pantalon de pyjama noir ne sont pas teintés de rouge, ce qui laisse suggérer qu'elle n'a pas de blessure par balles ou par arme blanche. L'absence de griffure sur ses bras ou sur son visage renforce cette hypothèse. Le fait qu'elle ne soit pas dévêtue enlève l'aspect sexuel, même si des examens seront sans doute effectués.

Allongée dans son lit, on pourrait croire qu'elle dort, simplement.

Je me redresse et commence à faire un tour rapide de la pièce. Il n'y a aucun objet cassé, aucune trace de bagarre.

Il n'y a rien qui manque à première vue.

Un sac à main est posé sur une chaise. Je jette un coup d'œil à l'intérieur jusqu'à découvrir la pièce d'identité de la victime.

Hope Benett.

Mes doigts fouillent à la recherche d'un éventuel téléphone portable ; en vain.

En revanche, une photo attire mon attention dans le portefeuille. Elle représente Hope Benett et sa sœur jumelle. En regardant derrière, je découvre une inscription écrite à la main : « En souvenir de notre nouvelle vie. Je t'aime. Faith. »

Poulman se relève, dépliant ses jambes dans un bruit craquement avant d'ajouter :

— Il n'y a pas de quoi fouetter un chat, se plaint-il, agacé d'avoir été dérangé pour quelque chose d'aussi banal.

— Mademoiselle ?

La voix d'Herikson me fait tourner la tête en direction de la porte ouverte, juste à temps pour apercevoir la jeune femme brune qui glisse le long du mur avant de poser son visage au niveau de ses cuisses, ses jambes pliées devant elle. Je réprime la légère grimace qui menace de prendre possession de mes lèvres.

Elle a dû entendre les derniers mots prononcés par Poulman. Celui-ci est connu pour sa franchise extrême et ses propos souvent dérangeants. Ses formulations ne sont pas toujours adaptées et peuvent déclencher de violentes réactions. Sans son savoir-faire et ses nombreuses connaissances, il aurait déjà été mis à pied depuis des nombreuses années.

À croire que les connards restent le plus longtemps possible pour pourrir l'existence des gens bien.

Sans un mot, je le laisse continuer à débiter ses constatations tout en poursuivant ses notes sur un calepin, au lieu d'utiliser un dictaphone comme ses collègues plus jeunes, et m'avance jusqu'à Herinkson. Celui-ci n'a pas esquissé le moindre geste et se contente de jeter un regard crispé sur la forme recroquevillée à ses pieds, comme si ce n'était qu'un chat mort au bord d'un trottoir, et non un être humain avec des sentiments.


Célébration en l'honneur de la Reine Victoria qui a lieu le lundi précédant le 25 mai. Dans certaines provinces et territoires, comme l'Ontario, ce jour est férié. C'est également ce jour qu'est célébré l'anniversaire officiel du monarque du Canada. La fête de la Reine est aussi informellement considérée comme marquant le début de la saison d'été au Canada.

A l'ombre de sa mortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant