Priel
Priel jouait avec une piécette dorée. Elle volait, tournoyait quelques fragments de secondes, retombait entre ses doigts souples. Elle regagnait la chaleur de sa paume avec aisance, habituée à son confort et à son contact, familière de la douceur de la peau claire et de la fine pellicule de transpiration qu'elle y trouvait toujours. Puis elle s'éloignait encore, fendait l'air vicié par les effluves d'alcool et de poisson fumé, obstruait un instant la vue d'un lustre pendu au plafond. Retombe. Les doigts, devenus fébriles, la reprenaient, la caressaient presque, profitaient de sa fraîcheur métallique. Phalanges moites. Elle rejoignait l'air.
Une main étrangère la saisit.
« Vous êtes seul ? »
Une femme à la peau brune s'appuya à la table. Priel haussa un sourcil en lui accordant un regard ennuyé.
« J'attends quelqu'un.
— Depuis trois jours ? dit la femme en écartant des lèvres pulpeuses. Vous a-t-on oublié ? »
Elle se pencha, offrant une vue plongeante sur le décolleté richement brodé qui dévoilait une poitrine ferme. Elle tendit la main vers le pichet de vin rouge au centre de la table et se servit un verre, avant de reposer la pièce. Elle poussa un second verre vers Priel et s'assit face à lui. Elle souriait, du sourire faux de la femme habituée à courtiser.
« Je n'ai pas besoin de compagnie ce soir, dit-il. Je l'ai dit, j'attends quelqu'un.
— Vous n'êtes pas un homme qui se plait à attendre, je me trompe ?
— Je ne suis pas un homme séduit par une putain. »
Le sourire de la femme frémit. Elle prit une gorgée de vin et passa le pouce à la commissure de sa bouche.
« Visage agréable et vilaine langue. »
Priel l'ignora. Il sortit un carnet à la couverture de cuir et un crayon de bois, et entreprit d'esquisser sur une page blanche le décor de la taverne. Quelques traits naquirent. D'abord un mur, puis un autre, le sol de pierres froides. Il plaça la riche tapisserie – probablement achetée chez les Ôton, si l'on considérait la richesse du lieu –, l'escalier, au coin du cadre. Les marches s'élevaient, sinueuses, vers les étages et les chambres à louer. Son regard courut le long de la rampe boisée, sur les marches inégales dont l'âge se dissimulait sous un tapis d'apparat. Il ajouta les rainures des plinthes au bas des cloisons, s'attarda sur une fissure qui parcourait plusieurs mètres avant de plonger dans le sol pour disparaître. Il obliqua vers le délicat reflet de la lumière sur un pan du mur. Les ombres y dansaient, louvoyaient entre les hommes, les femmes, les meubles.
« M'écoutez-vous ? »
La femme le tira de sa concentration. Il s'interrompit avec une brève contraction de la mâchoire et leva son crayon.
« Je suis au service du Baron, dit-elle, une pointe d'agacement dans la voix mielleuse.
— Est-ce supposé démentir que votre dignité est entachée ?
— Nullement. »
Il se détourna. Les éclats de voix retentissaient à travers la taverne. L'heure tardive accompagnait l'ivresse et des rires traversaient l'assemblée, stridents, rauques, détachés ou contenus. Des femmes se laissaient aller, d'autres se réfugiaient dans leurs conversations, interpellaient des prostituées, jouissaient de leur argent autour d'une table de jeu. Des hommes buvaient, seuls dans les renfoncements des murs, d'autres conspiraient, séduisaient, profitaient de la compagnie d'inconnus ou d'amis, de voyageurs de passage en ville, écoutaient leurs récits d'obscures contrées. Un homme en vêtements usés, jadis resplendissants, relatait ses aventures. Il venait du désert Iyarin, à l'autre bout du continent, était remonté à travers les terres de petits seigneurs, avait traversé le duché Ôton, affronté bandits et hérétiques sur les routes montagneuses, rejoint sain et sauf la Baronnie Aestas. Il avait atteint le jour même la capitale après plusieurs mois, et s'apprêtait à repartir par le premier bateau pour gagner les terres glacées des Hiems.

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L'Hiver hurlait à l'oreille du monde [Intégrale]
Fantasy𝐼𝑙 𝑣𝑖𝑣𝑎𝑖𝑡 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑜𝑢𝑏𝑙𝑖𝑒𝑟 𝑞𝑢'𝑖𝑙 é𝑡𝑎𝑖𝑡 𝑚𝑜𝑟𝑡. La guerre déchire le Continent, détruit des familles, met à mal la paix qui avait perduré depuis des centaines d'années. Le jour où Priel perd tout, il pense mourir. Il n'a rien...