𝟙 | Chapitre X - Celui qui s'offusquait peu

60 14 66
                                    

Margaret

Il leur avait fallu seize jours, au lieu des douze prévus, pour traverser la Baronnie du nord-ouest à l'extrême sud-est. Lorsque Priel avait tiré Margaret de sa cellule à l'odeur de sel, l'automne régnait encore. Désormais que Fülle se déroulait sous leurs yeux, il s'essoufflait. Les rares feuilles des tout aussi rares arbres ne tombaient plus, les vents balayaient les plaines, l'abandon à l'hiver approchait.

Margaret serra la main autour de la bride de Løfte. Il attendait que son employeur lui indiquât de dévaler la dernière pente qui les séparait des rues. Il n'en faisait rien. Ses yeux sombres détaillaient le paysage.

La ville des plaisirs trônait au milieu d'une étendue de sable jaune entourée de dunes. Fülle avait été bâtie des siècles auparavant mais n'avait connu son essor que cent cinq ans plus tôt, sous le règne du Baron Vimma d'Aestas, premier du nom, aïeul de l'actuel Baron. Il transforma un simple village perdu en plein désert en une ville prospère, renommée à travers tout le Continent.

A de basses maisonnettes firent place d'imposantes constructions en hauteur ; des piles vertigineuses de cubes aux toits plats projetant leur ombre sur des mètres et des mètres. Tout était d'un blanc aveuglant, orné de dorures, gravures, sculptures. Les nobles se pressaient aux portes pour acquérir l'un de ces immeubles et s'empressaient alors d'y apposer leur sceau. Les écussons des Hiems, des Ver, des Ôton, étaient visibles partout, cohabitant avec celui de l'Été. Quelques seigneuries mineures parvenaient également à s'offrir ce luxe, et leurs blasons s'installaient à leur tour. Le contrôle de la ville passait de mains en mains sans jamais s'essouffler.

Ici, on recherchait le bonheur. Un état de plénitude durable. Un état, du moins, qui durerait le temps d'un séjour. On offrait l'illusion d'un plaisir éternel. Les murs reflétaient les désirs. On lisait dans la pierre, dans le marbre, dans le grès, l'assouvissement de tous ses souhaits. Ville des plaisirs, ville du désir. Les réceptions se succédaient, fêtes enivrantes des riches, quelques célébrations pour les humbles. On baignait dans l'illusion du bonheur derrière lequel on courait.

Mais il était loin, le bonheur, il glissait entre les doigts et ne laissait derrière lui que des fragments oniriques.

Puis on quittait Fülle, on quittait le plaisir, on comprenait que ce que l'on avait pris pour l'éternité ne serait jamais qu'un instant destiné à s'oublier. Le bonheur s'échappait, les fêtes s'achevaient, les lumières s'éteignaient. La ville tombait dans le sommeil en attendant la fête suivante, et tous s'endormaient, emplis de l'envie pressante de raviver l'état second de l'ivresse de la foule. Les murs respiraient, le vent s'épuisait, la terre donnait ses fruits. Attendre.

L'attente n'était pas le maître mot, à Fülle. Alors les fêtes reprenaient. Et chantez, dansez, buvez ! Retrouvez-vous, nobles et nommés. Amusez-vous, dilapidez votre argent, et que se succèdent les prostitués, les joueurs, les menteurs, les tueurs. Séries de corps que l'on achetait et que l'on revendait. Ce commerce faisait partie du jeu. Il appartenait au plaisir. On échangeait, on négociait. On ne partageait pas car le plaisir devait être exclusif. On gardait pour soi la satisfaction et personne d'autre n'y aurait droit. Et on se lassait, on s'ennuyait, le désir se portait sur autre chose. Il allait et venait, voguait, vague, jamais ne s'arrêtait. Le désir ne s'éteignait pas mais ne s'immobilisait pas davantage. Une pièce roulait, de l'or... On prenait. On payait. On dérobait. On voulait et on n'avait pas toujours. Et noyez vos caprices dans le vin qui coule à flot !

Parures et bijoux, peaux nues, cheveux lâchés, attachés, richement coiffés. Le soin était exhibé. Les réceptions se faisaient défilés.

Tout était vain. Tout l'avait toujours été et le serait à jamais.

L'Hiver hurlait à l'oreille du monde [Intégrale]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant