𝟚 | Chapitre XVII - Celui qui embrassait les lèvres bleues

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Margaret

Le bateau accosta aux premières lueurs du jour. Margaret n'avait que peu fermé l'œil de tout le voyage. Dès qu'il s'y était essayé, son estomac s'était tortillé dans tous les sens, si bien qu'il avait abandonné l'idée de faire des siestes de plus d'une vingtaine de minutes et s'était précipité – à chaque fois – sur le pont pour vider son estomac dans la mer ou, à défaut, subir des nausées interminables.

Ce fut donc avec un plaisir sincère qu'il posa le pied sur la terre ferme. En l'espace d'un battement de paupières, il se sentit revivre. Si l'odeur du sel lui retournait toujours le cœur, le monde cessa de tanguer. Un pas ne le déséquilibrait pas. Il avançait sur un sol solide et immobile. Et, en se retournant, il vit la mer.

Elle ondulait, paresseuse, se prélassant contre la coque des navires amarrés. Des vagues éclaboussaient le bois, les passerelles, les marins. Mais elle était plus belle que depuis le pont. Moins attirante, aussi. Il ne désirait plus s'y jeter pour goutter au repos.

« Dépêche-toi. »

Priel s'impatientait. Son index et son majeur martelaient sa cuisse et les jointures de son autre main étaient blanches autour de sa canne.

Margaret le rejoignit en resserrant sa cape autour de lui. Quand il respirait, un nuage de fumée s'échappait de ses lèvres ; comme s'il avait tenu un cigare.

Partout où il posait le regard, il voyait de la neige et du gris. Le port de Ver-Glas n'avait pas changé en dix automnes. Toujours aussi terne, toujours aussi glacial. À ceci près qu'il semblait moins fréquenté. Les bateaux en rang raccrochés à la terre ferme étaient épars. Les mâts dressés n'obscurcissaient pas le ciel. C'était à peine s'ils projetaient une ombre légère sur le sol. Ils ne paraissaient pas même menaçants. Ils se tenaient juste là, inertes, pareils à une forêt désordonnée dont on aurait arraché la moitié des arbres.

Quand il tourna la tête vers l'intérieur du port, au-delà duquel s'étendait la ville, il fit le même constat. Ver-Glas était désert. Des passants accéléraient sous une arcade ou dans une rue peu fréquentée ; quelques boutiques achevaient de lever les rideaux et ouvraient leurs portes. Le petit matin épousait les lieux et déposait une lueur orangée sur un paysage blanc.

Il suivit Priel. Les bottes et la canne du jeune hommes laissaient des empreintes dans la neige qui tournait déjà à la boue.

Ils marchèrent à travers les rues. Toutes se ressemblaient ; toutes aussi désespérément inhabitées.

Priel s'arrêta soudain, alors qu'ils dépassaient une motte de neige, formée pour que l'on pût emprunté les rues sans se noyer dans des flocons. Il bifurqua, quittant la route, et se précipita, aussi vite que le lui permettait sa canne, vers cet amas grisâtre.

De la neige laide, déjà dure, loin des immenses plaines qui faisaient la renommée de l'Hiver. Plus proche d'une pile de glace qu'un coup de pied pulvériserait que d'une réserve de jolie neige blanche aux flocons fraichement tombés.

Pourtant, quand Margaret aperçut le visage de Priel, il y lut une joie enfantine et absolue. La paix inondait ses yeux sombres et adoucissait ses traits tirés. Avec une grimace qui ne suffit pas à altérer ce bonheur intense, il s'agenouilla et prit une poignée de neige entre ses doigts. Son corps tremblait, frissonnant, de froid ou d'excitation. Et, des perles au coin des yeux, il porta la neige à sa bouche pour y déposer un baiser.

Ses lèvres bleuirent aussitôt. Et quand il reposa la neige sur le sol, le bout de ses doigts était rougi. Mu par un réflexe instinctif, Margaret s'accroupit devant lui et saisit ses mains glacées et humides. Priel le regarda. La paix tournoyait dans ses prunelles et les bras de ses tourments s'évertuaient à la déchiqueter. La neige réveillait une douleur inaltérable : celle du manque, celle de l'absence, celle, permanente, qui l'étreignait depuis leur rencontre, et depuis des jours, des saisons, peut-être des années auparavant.

L'Hiver hurlait à l'oreille du monde [Intégrale]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant