Margaret
Margaret s'accouda à une balustrade, au sommet de l'une des immenses constructions jouant à caresser le menton du ciel. S'il avait tendu la main, il aurait touché les rares nuages. Il aurait attrapé un oiseau, tâté l'encolure du soleil et, une fois la nuit venue, il aurait compté les étoiles. Puis il les aurait décrochées une à une, les aurait enfermées entre ses doigts, aurait contemplé leur chatoiement lutter pour briller. Le jour se serait levé à nouveau et, dans le creux de ses paumes-prisons, il aurait savouré la familière amertume de la vie qui s'envolait. Il aurait attendu que les étoiles arrachées au confort de leurs cieux se fussent éteintes, et alors, seulement, il serait demeuré seul avec leur mort.
La ville se déroulait sous ses yeux. Dans son dos, les bâtisses s'élevaient ; devant, elles s'affaissaient. Elles formaient des escaliers démesurés, aux toits couverts de potagers peinant à donner des fruits, de terrasses couvertes de tentures, de planches de bois, d'individus minuscules, au loin. Au-delà de la lisière de la ville, on distinguait le sable secoué par les vents. Plus loin encore, se dessinaient les montagnes ; la frontière de l'Automne, avec ses monts bas, inclinés, mal réputés à travers tout le Continent.
Il se souvenait des après-midis passés avec sa grand-mère sur les chemins sinueux des Monts Ôton, de l'autre côté de la frontière. Avec ses sœurs et son frère, il parcourait les côtes et les vallées à la recherche d'herbes médicinales, à trottiner sans attendre les autres, pour se cacher et les faire sursauter. À la tombée de la nuit, les parents criaient pour qu'on revînt à la maisonnette. Les pieds balayaient le sol et les cailloux roulaient. Ils ne tombaient jamais, ne trébuchaient pas plus, habitués à l'instabilité chronique des sols. Ils entendaient l'appel du repas où qu'ils fussent. Ils débarquaient en riant dans la salle-à-manger-cuisine-séjour-chambre-des-enfants-des-parents-des-grands-parents.
Margaret sourit. Il entendait presque les petits cris de son frère, ce garçon tout ensoleillé, effrayé par un mulot passé entre ses jambes. Il le revoyait sautiller autour de lui, le souffle court mais trop terrifié pour cesser de gesticuler. Il lui expliquait que le mulot n'était pas à craindre. Le mulot était mangé par les serpents ; on devait craindre les serpents, ça, oui. Toujours. Il levait l'index, comme sa grand-mère lorsqu'elle s'énervait. Tu comprends, pas vrai ? Les serpents, on n'aime pas. Son frère hochait frénétiquement la tête et sautillait de plus belle, angoissé désormais par l'idée qu'un serpent se fut faufilé parmi les hautes herbes.
Margaret pensait caresser les lourdes boucles blondes de son cadet. Il caressait souvent sa tête pour l'endormir.
Il était le plus âgé. La tradition voulait que les plus âgés fussent les premiers à partir, à chaque fois. Et partir, ça ne voulait pas toujours dire revenir.
« Tu es là depuis longtemps. »
Une voix plate dans son dos le tira de sa nostalgie. Il tourna la tête et ajusta sa capuche. Un coup d'œil lui suffit pour analyser l'homme d'âge mûr, les cheveux sombres légèrement grisonnants, les deux yeux luisants et la peau blême. À l'image de sa voix : quelconque.
« J'attendais que l'on me remarque, monseigneur », dit-il.
L'accent d'Ôton roula sur sa langue. Il le feignait. Il n'avait pas d'accent, en temps normal. Mais mentir et simuler... voilà qui correspondait à son métier. L'exotisme se vendait mieux.
« Combien ? dit l'homme.
— Je suis trop vieux pour imposer mon prix, dit Margaret en ricanant. Votre prix sera le mien. Je ne demande qu'une chambre pour la nuit. »
Il sut que l'homme avait mordu à l'hameçon. Il le suivit dès qu'il lui eût indiqué une direction. Quelconque, elle aussi. Il s'arracha à sa balustrade, à ses montagnes, au souvenir de son frère. Il oublia aussi, dans la précipitation, qu'il fallait toujours craindre les serpents.
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L'Hiver hurlait à l'oreille du monde [Intégrale]
Fantasi𝐼𝑙 𝑣𝑖𝑣𝑎𝑖𝑡 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑜𝑢𝑏𝑙𝑖𝑒𝑟 𝑞𝑢'𝑖𝑙 é𝑡𝑎𝑖𝑡 𝑚𝑜𝑟𝑡. La guerre déchire le Continent, détruit des familles, met à mal la paix qui avait perduré depuis des centaines d'années. Le jour où Priel perd tout, il pense mourir. Il n'a rien...