Priel
Priel somnolait, enfoncé dans son fauteuil. Le tissu était doux contre son dos. Il battait des paupières et, chaque fois, les soulever était plus difficile. La femme en noir se tenait au pied du lit, accroupie et muette. Ses lèvres s'ouvraient, comme toujours, mais elle ne disait rien d'audible. Priel la regardait, elle lui rendait son regard. Il ne parvenait à se détourner, aspiré par la tête sans visage, indistincte, une face dont il ne voulait pas se souvenir. Il s'obligeait à l'oublier, que jamais son visage ne revînt dans sa mémoire.
L'horreur le traversait. Il n'y avait plus que la chaleur et cette peur atroce cramponnée à ses entrailles. La peur d'une mort dressée face à lui. Mort muette et sourde, aveugle et insensible, là pour toujours, inscrite dans son génome et dans son âme. La femme en noir avait agité la main, soufflé quelques mots ; elle l'avait tué. Trois syllabes, peut-être quatre, cinq ou six, et il avait perdu la vie. Il sombrait dans un gouffre de feu et de flammes. Les langues rougeoyantes l'entouraient, l'emportaient, la femme trônait, elle souriait, créature faite d'ombres.
Elle se dégageait des flammes. Lui ne pouvait bouger. Il était paralysé sur le sol, entouré par le brasier. Au loin, des cris, des pleurs, l'effroi à l'état pur, des hurlements en résonnance avec ceux éperdus poussés par son cœur. Les battements l'assourdissaient. La femme sans yeux le fixait et il ne pouvait s'extraire de sa surveillance acharnée. Sa malédiction le poursuivait. Il aurait beau fuir, fuir, fuir encore, elle le retrouverait.
L'Hiver te retrouvera.
Il avala une goulée d'air, respira comme s'il avait été en apnée pendant des siècles. Il plongea la main dans sa veste, tira les deux enveloppes récupérées dans le couloir, un peu plus tôt, grâce à un échange convenu avec le Baron. L'avantage de porter un nom.
Je retrouverai l'Hiver avant qu'il ne m'élimine.
Ses yeux se fermaient. Il avait beau les cligner, tout autour de lui devenait flou, même la femme en noir. Aveugle les yeux ouverts, il ne distinguait plus les enveloppes, plus les murs, plus le fauteuil. Il ne se distinguait plus lui-même. Il rangea les documents dans la poche de sa veste, contre sa poitrine, puis se laissa sombrer. Enivré par le sommeil, il s'abandonna à la sécurité éphémère d'un monde où il régnait en maître. Un monde imaginaire où nul autre que lui ne pouvait agir. Un monde de cauchemars, parce qu'il ne concevait pas la vie autrement, désormais, que comme une existence faite des pires affres que quiconque pouvait inventer.
* * *
« Si vous ne vous réveillez pas, je verse le contenu de cette cruche sur votre tête. »
Une voix moqueuse résonna dans son monde solitaire. Il ouvrit les yeux et tomba aussitôt sur le visage de Margaret, trop proche de lui pour qu'il eût pu s'y préparer. Il tenait une cruche dans la main gauche, qu'il inclinait dangereusement vers lui. Priel ne réagit pas, abasourdi par la vision hors norme d'un minable sous son nez. De sa vie, jamais un serviteur n'avait osé l'approcher d'aussi près.
« Dommage, dit Margaret en se redressant, et la cruche avec lui, j'aurais préféré que continuiez à dormir. »
Il plissa les yeux et posa enfin son arme de fortune sur une commode.
« Que veux-tu, Margaret ?
— Moi ? Rien, répondit l'autre en haussant les épaules. Vous êtes celui qui m'a donné une heure et demie. Je ne fais qu'obéir à vos ordres, mon cher. »
Priel lui décocha un regard excédé et se leva en soupirant. Ses jambes lui accordaient un répit éphémère, ce jour-là. Il jouissait des minutes qui s'écoulaient sans qu'il ne souffrît de leurs élancements. Il savait cependant que cette paix ne durerait pas. Rien ne durait. La paix la plus douce s'achevait irrémédiablement dans la guerre la plus brutale. Les hommes se délectaient de la violence. Ils s'y complaisaient. La paix était un interlude conçu dans le seul but de préparer la guerre à venir.
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L'Hiver hurlait à l'oreille du monde [Intégrale]
Fantasy𝐼𝑙 𝑣𝑖𝑣𝑎𝑖𝑡 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑜𝑢𝑏𝑙𝑖𝑒𝑟 𝑞𝑢'𝑖𝑙 é𝑡𝑎𝑖𝑡 𝑚𝑜𝑟𝑡. La guerre déchire le Continent, détruit des familles, met à mal la paix qui avait perduré depuis des centaines d'années. Le jour où Priel perd tout, il pense mourir. Il n'a rien...