Funérailles

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Les gouttes de pluie cascadaient sur le parapluie de Lina dans un bruit régulier avant de chuter le long de ses bras, imbibant sa tunique légère en la faisant frissonner. Un vieil homme psalmodiait non loin, mais sa voix étouffée ne faisait aucun sens aux oreilles de la jeune femme. Tout ce qu'elle ressentait à la vue du corps endormi de sa mère dans la terre était la morsure des petites gouttes d'eau froides sur ses bras.

Elle se concentrait sur le tissu qui s'alourdissait et sur le froid qui lui saisissait la gorge, ignorant la présence de tous ces étrangers autour d'elle.

Le vieil homme finit enfin de psalmodier, et les premières personnes autour d'elle prirent congé. Bientôt, Lina se retrouva seule devant le corps de sa mère recroquevillé sur un tapis de lianes. Elle semblait en paix, malgré son visage creusé et les rides au coin de ses yeux.

Seul un homme était resté, il se tenait en retrait, sans parapluie et ses cheveux poivre et sel tombaient raides sur les côtés de son visage marqué. Ses larmes se mêlaient aux gouttes de pluie et se perdaient dans ses rides, mais il pleurait en silence, comme pour faire oublier sa présence. Lina se retourna au bout d'un long moment d'inertie et serra la mâchoire à la vue de l'homme poivre et sel.

- Tu n'étais pas obligé de rester si longtemps, claqua-t-elle sèchement.

L'homme fut frappé par la dureté du ton de la jeune femme, elle qui était pourtant son portrait craché dans sa jeunesse. De longs cheveux noirs tombaient jusqu'au creux de ses reins, et ses yeux gris perçants ne dissimulaient pas la colère qu'elle entretenait à son égard.

- Lina...

Mais la jeune femme se détourna en le fusillant du regard, la mâchoire serrée et les phalanges crispées sur le manche de son parapluie. Ce fut la dernière image qu'elle garda de son père ; la mine atterrée et le visage dégoulinant de ses larmes emportées par la pluie. L'homme resta seul dans la plaine, à contempler le corps de sa défunte femme tandis que les lianes végétales s'enroulaient lentement autour de son corps pour l'intégrer naturellement à la terre.


Lina regardait les paysages défiler derrière la fenêtre, les bras enserrés autour de ses genoux, la mine fermée. Elle venait d'enterrer sa mère et son cœur ne battait plus aussi fort qu'avant dans sa poitrine. A côté d'elle, une vieille dame enfilait des mailles de laines à l'aide de ses mains noueuses sans toucher le fil une seule fois. Elle manipulait le tissu à l'aide de son Vitalisme, l'énergie innée dont chaque être était doté à la naissance et ce mouvement hypnotisant détendait la jeune femme malgré elle.

- Vous avez une petite mine ma chérie, croassa la vieille dame en surprenant le regard de Lina dans le reflet de la vitre.

Cette dernière se tourna vers son interlocutrice et tenta de lui sourire. Mais les muscles de ses joues la firent souffrir et l'expression de la vieille dame se teinta de tristesse.

- Les jeunes filles ne devraient pas être exposées à de tels tourments aussi jeunes.

- Parce que ça gâte leur beauté, n'est-ce pas ? soupira Lina qui avait entendu sa mère lui dire ces mêmes mots de nombreuses fois.

La vieille femme auréolée d'une tignasse de cheveux blancs et fins grimaça en chassant l'air de sa main noueuse.

- Non ! Rien d'aussi futile voyons. Parce que les jeunes filles tristes deviennent des mères malheureuses, et ça c'est mauvais pour les enfants.

Le ton perçant et tremblant de la vieille femme attendrit Lina qui préféra garder pour elle ses opinions sur la maternité. Toutefois, elle se sentait soulagée d'échanger avec quelqu'un sur un autre sujet que la mort de sa mère.

- Vous vous rendez à Raven ?

La petite vieille reprit son tissage aérien en hochant la tête. Les plis épais de son visage s'élevaient ou s'affaissaient en fonction de son expression, et la perspective d'aller à Raven semblait la renfrogner. Lina n'attendit pas plus de réponse et reprit sa contemplation silencieuse de l'extérieur.

- Et qu'est-ce qui pousse une jeune Disciple comme vous à Raven ?

La voix de crécelle fit sursauter Lina dans sa somnolence car elle ne s'attendait pas à une nouvelle intervention de sa vénérable voisine.

- J'ai quitté l'Académie, alors je ne suis plus vraiment une Disciple.

La vieille émit un son horrifiant qui devait s'apparenter à un rire en dévoilant des dents espacées et inégales. Cette moquerie piqua Lina au vif qui sentit les picotements de la colère lui enflammer la poitrine.

- Ne le prenez pas mal, ma chère. Je ne me moque pas de vous. C'est juste que les Disciples qui arrêtent l'Académie se font rares de nos jours.

La vieille dame semblait évoquer un temps ancien et elle se perdit dans ses propres souvenirs avec un demi-sourire aux lèvres. Pendant le reste du trajet, Lina persista dans son mutisme et ferma les yeux dans l'espoir de s'endormir.

Elle reprit connaissance instinctivement lors de l'arrêt du bus, constatant que sa voisine était déjà descendue. Cela la surprit car elle avait assuré descendre au même endroit qu'elle.

Toutefois, la jeune femme remarqua qu'elle avait oublié une pelote de laine ainsi qu'un ticket posés négligemment sur son siège. Le conducteur lorgna Lina dans son rétroviseur car il savait qu'elle devait descendre à cet arrêt, et l'hésitation de la jeune femme causa une légère exaspération chez les autres passagers. Sans réfléchir plus longtemps, elle saisit la pelote et le ticket avant d'attraper son sac en toile et de descendre rapidement du bus. Le véhicule reprit sa route sans faire le moindre son car il planait à quelques centimètres du sol. Lina se retrouva seule sur le bas-côté d'une route en terre non-aménagée, sans aucune trace de la petite vieille aux alentours.

Elle décida donc de ranger la pelote dans son sac, et lorsqu'elle monta le ticket à ses yeux pour voir ce qui était inscrit dessus, ce dernier se mit à chauffer avant de s'embraser spontanément, ne laissant qu'une légère sensation de brûlure sur le bout de ses doigts.

Lina arqua un sourcil surpris, non pas en raison du procédé de combustion mais parce qu'il lui avait semblé qu'aucune inscription ne figurait sur le papier gondolé et jauni du ticket. Pourquoi la vieille dame aurait elle imprégné une feuille vierge de son Vitalisme ?

Lorsqu'elle décida de ne plus y penser, Lina releva la tête et se rendit compte qu'elle marchait machinalement vers le quartier qui l'avait vue grandir. Dans la petite ville de Raven, les habitants ne sont jamais bien nombreux et c'est précisément ce qui avait séduit ses parents lorsqu'ils avaient acheté la maison familiale il y a de cela presque trente ans. Malgré l'appréhension qui enserrait sa poitrine, Lina était bien déterminée à faire ses adieux au lieu qui hantait ses rêves mais dont elle gardait étrangement très peu de souvenirs.

La jeune femme s'enfonça dans la forêt en quittant les habitations rapprochées et elle se laissa envahir par les senteurs de son enfance, sans se douter une seconde du regard posé sur sa nuque dans l'obscurité.

Mémoire ViveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant