Mémoire Vive

Fraternité

- Eh bien, ça commence fort, hésita Ovis pour briser le silence qui alourdissait la pièce.

Lina se retourna et affronta le regard des deux entités qui attendaient une réponse. L'ange considérait Lina avec un regard nouveau, concentré et sérieux.

- Ta mère est une femme intransigeante, commença-t-il. Ce souvenir fait partie de ceux qui t'ont forgé, voilà pourquoi tu as été capable de l'invoquer à nos yeux.

- Je voulais simplement revenir dans ces lieux pour me recueillir, pas pour revivre les pires moments.

Sans attendre de réponse, elle quitta à nouveau la pièce pour se rendre instinctivement dans la bibliothèque de la demeure. Ovis et Justice échangèrent un regard circonspect.

- Je sens que celle-là risque d'être compliquée, soupira le bélier en se grattant l'arrière d'une corne.

- Tu baisses déjà les bras, bélier ? C'est bien typique d'un Oracle ! répondit Justice d'un air suffisant. Laisse-moi te montrer le pouvoir du Tarot, c'est ce dont cette jeune femme a désespérément besoin.

- Si tu le dis, s'écria Ovis en haussant les épaules.

Lorsqu'ils retrouvèrent Lina, elle grimpait sur une échelle en bois joliment sculptée en tendant la main vers une rangée de livres. La pièce baignait dans la lumière de l'extérieur par une grande fenêtre cintrée en hauteur. Des fauteuils et un bureau habillaient l'endroit qui semblait épargné par le Spleen.

Lorsqu'elle redescendit, Lina tenait dans sa main un large ouvrage à la couverture gravée de lumière. L'objet brillait doucement en reflétant son éclat dans les prunelles d'acier de la jeune femme. En relevant la tête, elle fit face à Justice qui lui souriait mesurément. Son visage carré encadré de boucles rousses présentait une grande beauté féminine et Lina baissa légèrement sa garde.

- L'objet que tu tiens dans tes mains est un artefact de lumière. Contrairement à la boule de suie dans ton âtre, ce livre renferme un souvenir positif. Essaye de l'ouvrir pour voir.

Lina savait que Justice ne lui mentait pas, car elle avait passé de nombreuses heures de sa vie à parcourir les pages de ce livre, son préféré d'entre tous. Cette fois-ci, lorsqu'elle déclencha le souvenir, l'obscurité envahit la pièce simplement éclairée à la lumière de la lune.

Lina adolescente lisait ce bouquin dans un fauteuil baigné du rayon pâle de l'astre nocturne, un globe éclairant posé sur son ventre pour illuminer les pages. Le trio s'avança pour mieux discerner le souvenir, et ils remarquèrent le visage marqué de la jeune fille, très concentrée sur sa lecture.

- Encore plongée à Avalon à ce que je vois ? s'écria une voix dans l'embrasure de la porte.

Lina sursauta et éteignit le globe luminescent. Mais lorsqu'elle reconnut la voix de son frère, elle se détendit. L'éclat d'un rire moqueur accompagna l'arrivée du jeune homme, une tasse fumante à la main.

- Duncan ? Tu m'as fait peur... Toi non plus tu n'arrive pas à dormir ?

Duncan ressemblait beaucoup plus à leur mère que Lina, les cheveux bruns ondulés lui arrivant jusqu'aux épaules et les prunelles sombres perpétuellement tristes.

- Exact. Et je savais que je te trouverais ici.

Duncan posa son infusion sur un petit guéridon et vint prendre le large livre d'entre ses mains.

- Le Roi Arthur, ce frimeur ingrat... J'ai jamais compris pourquoi l'épée l'avait choisi lui en premier lieu. Faut croire que même les reliques magiques peuvent se tromper !

Lina éclata de rire, car elle aimait quand son frère venait la taquiner. Il était le seul à comprendre son amour pour la littérature et ils partageaient leurs lectures préférées depuis l'enfance. Ils jouaient leurs scènes favorites à grand renfort de déguisements et passaient des heures cloîtrés entre ces murs.

- Alors voyons-voir, s'écria-t-il en parcourant les pages du doigts. Oh oui, bien sûr ! L'épée fichée dans son rocher... Pourquoi ce passage est-il ton préféré de toute l'histoire ?

- C'est la démonstration de force d'Arthur qui me plaît.

- Tu ressembles bien à notre père, pouffa-t-il. Lina, il faut que tu grandisses un peu. Il est évident que ce bon vieux Merlin a enchanté l'épée pour que seul Arthur soit capable de la retirer ! C'était dans ses plans depuis le début avec Viviane !

- Arrête ! Ce que tu peux être cynique... soupira Lina en étendant ses jambes sur le divan. Tout le royaume à le bec cloué, comme ça d'un coup. Il retire l'épée, et c'est le triomphe. Peu importe qui tire les ficelles, du moment que l'héritier légitime s'empare du trône et rétablit la paix.

Duncan roula des yeux et attrapa sa tasse pour s'installer à côté de sa sœur.

- En tous cas, la morale de cette histoire est que le Vitalisme sauve toujours la situation. En l'occurrence, sans les pouvoirs du mage Merlin et de la fée Viviane, ce pauvre Arthur ne serait pas allé bien loin dans la vie.

Lina dévisagea son frère dont l'expression s'assombrissait depuis quelques temps. Elle qui connaissait son frère par cœur notait bien un changement dans son comportement, mais il n'avait pas encore décidé de se confier de son propre chef.

- Papa t'as parlé de sa promotion ? osa-t-elle timidement.

- J'en ai rien à faire, qu'il soit promu. Je ne le rejoindrai pas, c'est tout, répondit Duncan d'un ton étrangement serein.

Lina ne préféra pas insister et elle posa la tête sur son épaule en ouvrant le livre entre eux.

- Non mais sérieusement Lin, tu as vu comment ce bougre traite la pauvre Genièvre ? Non, vraiment tu ne peux pas aduler un type comme Arthur. Pourquoi ne pas te tourner vers un bon vieux Lancelot du Lac, fidèle serviteur de ces dames ?

Leurs éclats de rires finirent par réveiller leurs parents à l'étage, mais ils ne regrettèrent pas les sermons car leur complicité était ce qu'ils avaient de plus précieux dans les temps difficiles, et ils ne la troqueraient pour rien au monde.

Les deux silhouettes s'évanouirent dans l'embrasure de la porte, laissant un vide énorme tant dans la pièce que dans le cœur de Lina. Des larmes épaisses roulaient sur ses joues depuis un moment déjà, mais les mots restaient bloqués dans sa gorge. Revoir ces moments oubliés la bouleversaient profondément, mais elle se sentait soulagée d'avoir pu partager ce moment avec son frère encore une fois.

Elle appréhendait les épreuves qui l'attendaient encore, mais sans qu'elle ne s'en aperçoive, son Vitalisme s'anima doucement au contact des précieux souvenirs qui l'avaient forgée. Et une nouvelle force naquit dans sa poitrine.