Rencontres

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Les abords de la propriété se composaient d'un grand terrain de plusieurs hectares de forêt où la nature incontrôlable reprenait ses droits en dissimulant le chemin. Mais Lina savait se débrouiller pour retrouver la bonne direction qui la mena après plusieurs minutes de marche méditative devant une grande maison.

Dans ses souvenirs, la bâtisse mesurait une trentaine de mètres de haut pour dix étages remplis de cachettes et de recoins, mais une fois devant la réalité, elle constata avec mélancolie que ce n'était qu'une demeure de taille modeste sur deux niveaux. Toutefois, son architecture tout en arches ogivales et boiseries sculptées raviva d'autres souvenirs dans la mémoire de Lina.

La jeune femme fit un pas en avant pour se diriger vers le perron surélevé de l'entrée mais une ondulation de l'air l'immobilisa. Elle fronça les sourcils en constatant la présence d'une sorte de membrane invisible et souple qui empêchait quiconque de passer, comme un puissant dôme de confinement.

- Qu'est-ce que... murmura-t-elle avant de sentir une légère perturbation de l'air derrière elle.

Lina fit volte-face, ses longues mèches raides virevoltèrent autour d'elle et se retrouva nez-à-nez avec un homme-bouc. Il la dévisageait, la gueule penchée sur le côté et allongée en un sourire animé. Deux larges cornes enroulées encadraient son visage bovin et ses deux perles d'ambres fendues la détaillaient de la tête aux pieds.

- Qui êtes-vous ? somma-t-elle sur la défensive. C'est une propriété privée.

L'homme-bouc présentait un torse et des bras humanoïdes, mais ses jambes arquées et poilues se terminaient par de larges sabots vernis. Ce dernier émit un rire proche du béguètement en renversant sa tête en arrière.

- N'aie crainte, je n'en ai pas après tes biens jeune fille, s'écria-t-il ensuite d'une voix tout à fait normale pour sa stature.

Lina arqua un sourcil méfiant face à cet individu, agacée d'être interrompue dans ses retrouvailles avec le lieu de son enfance. Mais alors qu'elle ouvrait la bouche pour lui répondre, une nouvelle ondulation de l'air s'accompagna cette fois-ci d'une intense lumière blanche. Un autre être apparut, nimbé d'or et arborant deux larges ailes blanches qui reflétaient la lumière.

Un homme, ou une femme ? Lina l'ignorait, car l'être ailé qui la toisait de haut présentait une carrure masculine en même temps qu'une poitrine proéminente mise en valeur dans une longue robe blanche et pourpre.

- Lina McCormac ?

- Oui, c'est bien moi. Est-ce que je peux savoir ce que vous venez faire chez moi ? s'impatienta la jeune femme en croisant les bras.

La figure angélique aux cheveux cuivrés la toisa avec courroux, mais le bouc se remit à ricaner comme une chèvre en faisant un pas entre les deux.

- Allons, pas d'animosité entre nous. Tâchons de coopérer en bonne intelligence.

- Si c'est l'Académie qui vous envoie, ce n'est pas la peine de continuer. Je ne suis officiellement plus Disciple, alors fichez moi la paix.

Malgré sa taille modeste et son physique fluet, Lina dégageait une force de caractère transmise par son intense regard gris-acier.

- Comment ose-tu t'adresser à nous de la sorte ? tempêta l'ange d'une voix grave de baryton.

Ce ton surprit Lina qui sentit sa colère redescendre de ses joues jusqu'au fond de son estomac. En une poussée d'ailes gracile, l'entité se déplaça jusqu'à se retrouver à quelques centimètres de la jeune femme qui perçut son aura brûlante sans même la toucher. Les yeux de jade du bellâtre clouèrent Lina sur place et le charisme qu'il dégageait avec ses boucles de feux atteignit sa cible malgré elle.

- Je suis le Tarot, gronda-t-il comme une infrabasse animale. Et tu vas apprendre à respecter mon Jugement !

- Mêêêêh mon frère ! bêla le bouc en le tirant en arrière. N'effraye donc pas cette pauvre enfant, tu sais bien qu'elle est fragile.

- Comment savez vous toutes ces choses sur moi ? demanda-t-elle, mal assurée en retrouvant un rythme cardiaque à peu près normal.

- Nous sommes des juges. Et notre mission est de t'accompagner dans l'épreuve que tu t'apprêtes à affronter.

Lina fronça les sourcils et secoua la tête en totale opposition. La réalité la rattrapait même dans son deuil, et elle ne voulait pas accepter que des regards accusateurs puissent la juger en plein moment de faiblesse.

- Je n'en ai rien à faire de votre jugement. J'ai quitté l'Académie et je refuse de la laisser s'immiscer encore plus dans ma vie.

Se disant, elle tourna les talons brusquement pour franchir les quatre marches qui la séparaient du perron. Une fois arrivée en haut des escaliers grinçants, elle se rua sur la porte qu'elle ouvrit d'un grand coup avant d'être complètement happée par l'obscurité.

Ses souvenirs se brouillaient face à la vision de réalité qui s'offrait à elle, et l'état de délabrement des lieux la laissa sans voix. Les murs suintaient de haut en bas, comme si de la fumée noire s'infiltrait depuis l'intérieur pour envahir la pièce. Le vestibule comprenait toujours les mêmes meubles, mais tout était recouvert par cette fumée qui dégageait une forte odeur de brûlé.

Toutefois, le plancher et le plafond demeuraient intacts, tout comme leurs affaires à l'endroit exact où ils les avaient laissées en partant. Des larmes embuèrent les yeux de Lina qui fit un pas instinctif en arrière, désorientée et submergée par ses émotions.

Elle devait se faire une raison ; la tendre maison de son enfance n'était plus qu'un mausolée de souvenirs de famille, et ces tâches sombres en demeureraient les témoins pour l'éternité.

Derrière elle, les deux entités se dévisagèrent un court instant comme pour échanger des paroles silencieuses. Puis l'homme à tête de bouc s'avança à la suite de la jeune femme en traversant la membrane invisible qui recouvrait l'endroit de son dôme.

Tout était prêt. La traversée allait enfin pouvoir commencer. 

Mémoire ViveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant