Noyau

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Ovis s'approcha en faisant claquer ses sabots sur le parquet verni et posa une main réconfortante sur l'épaule de Lina. Malgré sa tête bovine insolite, une grande palette d'émotions passaient dans le regard de l'anthropomorphe cornu.

- Les bons souvenirs sont souvent les plus douloureux, murmura-t-il avec empathie. Ils laissent des traces en nous qu'aucune éternité ne saurait effacer complètement, et c'est tout à fait normal de succomber à ses émotions. Elles te permettront de dépasser tes limites et de découvrir ton Toi profond.

- Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, renifla-t-elle en reprenant son souffle.

- Regarde, souffla-t-il en désignant l'épais livre qu'elle tenait toujours entre ses mains.

Il brillait toujours mais la lumière ne venait pas des gravures dorées sur sa couverture. Les pages luisaient comme de l'or liquide et lorsque Lina ouvrit l'ouvrage, une vive lueur jaillit d'entre les pages. Surprise, elle lâcha le livre qui en tombant révéla un objet fiché entre les reliures centrales.

En s'approchant, Lina discerna les contours de ce qui ressemblait à un pommeau profondément enfoncé dans le livre. Suivant son intuition et ses rêves les plus fous, elle empoigna la boule anguleuse en la tirant de toutes ses forces. A sa grande surprise, l'objet était bien plus long qu'elle n'imaginait et se terminait par une magnifique lame argentée.

De manufacture élégante et simple, l'épée ne pesait quasiment rien dans la main de Lina qui regardait l'artefact avec des étoiles dans les yeux.

- Est-ce que c'est...

- Oui, tonna Justice. La fameuse épée Excalibur, conférée au roi Arthur par la Fée Viviane en personne.

Lina se tourna vers l'ange et le bélier qui lui souriaient mystérieusement alors qu'elle brandissait la lame d'Excalibur, un large sourire étirant ses lèvres. C'était la première fois qu'elle sentait son cœur battre assez fort pour marteler sa poitrine depuis un long moment et elle considéra ses hôtes avec gratitude.

- Je crois qu'il est temps de monter d'un étage, s'écria-t-elle, surmotivée.

Les chambres de Lina et Duncan se trouvaient sous les combles, mais la suite parentale occupait une grande partie du premier. Un frisson parcourut l'échine de la jeune femme à la vue des murs complètement noircis en direction de la chambre de ses parents tandis qu'ils montaient les escaliers.

Les langues de fumée s'étendaient en direction de Lina, comme attirées par elle. Pour les trois protagonistes, l'atmosphère devint étouffante dans autant d'obscurité.

Elle savait que cette pièce avait été le théâtre du malheur de ses parents, à l'abri des regards indiscrets mais pas des oreilles innocentes. Lina n'eut aucun besoin de toucher le Spleen pour que la voix de son père se mette à enfler au bout du couloir.

- Arrête d'utiliser ta voix de victime ! gronda-t-il de sa voix sèche et grave.

Plus aucun amour n'unissait ses parents à l'époque de ce souvenir, et Lina décida de se laisser porter par la mémoire vive des lieux jusqu'à la chambre. Cordélia était prostrée sur le grand lit à baldaquins, les cheveux en bataille et les yeux rougis, se tenant le front dans les mains.

- Ne me dis pas comment je dois parler, cracha-t-elle avec amertume.

Elle tendit le bras vers la table de chevet et s'empara d'un petit tube en bois sculpté. Puis elle le porta à ses lèvres avant d'allumer une flamme au bout de son pouce. La flamme consuma une petite dose d'herbes séchées dans le tube qui inondèrent les poumons de Cordélia d'une épaisse fumée bleue.

- Tu préfères fuir la réalité plutôt que d'affronter les problèmes ! gronda Faris en faisant volte-face.

Son père n'était pas très grand, mais il dégageait un charisme naturel qui ne laissait personne indifférent, tant par ses yeux perçants que par son franc-parler déstabilisant.

A ses mots, Cordélia releva brusquement la tête en jetant à son mari un regard haineux.

- Venant de la part d'un chat de gouttière, je trouve ça plutôt culotté.

- Comment ose-tu me manquer de respect ainsi ? hurla Faris en prenant un air menaçant. Après tout ce que j'ai fait pour notre famille !

Cordélia émit un rire proche du cri perçant en se redressant à genoux sur le lit face à lui.

- Après tout ce que tu as fait pour notre famille ? Tu te fous de moi ! Si tu n'étais pas constamment fourré dans les jupons des autres, tu ne nous aurais pas fait subir un enfer à la maison et au travail ! Tout ce qui nous arrive est de ta faute ! hurla-t-elle à pleins poumons comme brame le cerf.

Lina se tenait entre eux, invisible à leurs yeux, elle pouvait contempler en détail l'épuisement physique et émotionnel de ses parents au pire moment de leur couple. Leur communication était rompue et leur Vitalisme les repoussait naturellement car plus rien ne les unissait.

Le souvenir disparut brutalement, au moment où la petite Lina quittait le couloir depuis lequel elle espionnait ses parents. Lorsqu'elle ressortit de la pièce, elle fit face sans ciller aux deux guides.

- Pourquoi t'infligeais-tu d'entendre tout ça ? Tu aurais pu remonter dans ta chambre et faire abstraction de leurs querelles qui ne concernaient pas une si jeune enfant. 

- Si je restais assise des heures dans ce couloir froid, c'est pour être sûre que je n'étais pas la cause de leur dispute. Peu importe le sujet, je craignais toujours qu'ils n'en aient après moi, ou qu'ils soient déçus de mes choix. Mais il faut croire que l'amour a déserté ce couple pour des raisons bien plus profondes, soupira-t-elle.

Justice et Ovis échangèrent un regard satisfait car Lina commençait à comprendre par elle-même le processus en cours.

- Comment te sens-tu par rapport à ça ? demanda doucement Ovis.

- Mal. Quoi d'autre ? Personne ne veut voir sa mère en pleurs ou son père devenir violent. Mais ce sont mes racines, et je dois accepter leurs travers même si je ne peux toujours pas leur pardonner ce qu'ils m'ont fait.

- Et c'est tout à fait normal, tempéra Justice. Tes parents ne te fournissaient pas un exemple idéal, et leurs émotions ont inévitablement déteintes sur toi et ton frère. C'est une des raisons qui vous a tant rapproché l'un et l'autre.

Le cœur de Lina se serra et elle détourna le regard. Visiblement, quelque chose enfoui aux tréfonds de son cœur peinait à s'exprimer au sujet de Duncan, et Justice comprit qu'il ne devait pas forcer.

- Continuons, il ne te reste que quelques étapes à franchir et nous resterons à tes côtés pour te guider dans chacune d'entre elles.

Ces paroles détendirent la jeune femme qui commençait secrètement à apprécier la compagnie de ses étranges guides aussi incongrus qu'intrusifs. Après tout, un regard extérieur n'était jamais superflu en de telles circonstances et Lina reprit du courage. Il était temps pour elle d'avancer.

Mémoire ViveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant