9.Gabriel

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Onze ans plus tôt

-Arrête de bouger, Evangeline! Comment veux-tu que j'y arrive?
-Tant pis, Gaby, j'aurais pas de tresse comme Fifi Brindacier!
-Mais si...
Le garçon regardait les trois mèches de cheveux en hésitant. Il avait parfois vu les filles de sa classe jouer à la coiffeuse mais il n'avait jamais pris le temps de mémoriser leur technique. Alors, lorsqu'il était rentré de l'école et qu'Evangeline lui était sauté dessus pour qu'il lui fasse deux grandes tresses, le petit Gabriel avait commencé à paniquer.
L'énorme cloche au rez-de-chaussée sonna pour la deuxième fois et, s'ils ne savaient pas encore lire l'heure, ils savaient ce que cela représenter.
-S'il te plaît, Gabriel, encore un tout petit peu de temps, tu n'as pas fini les tresses.
-Non Evangeline, hors de question.
Il pinça ses joues pour effacer la mine boudeuse du visage de son Evy mais cette dernière dégagea sa main.
-J'aime pas aller là-dedans. Il fait tout noir et j'ai peur.
Gabriel n'osait pas lui avouer que lui aussi, il avait peur. Terriblement peur.
-Arrête Evy, t'es plus un bébé, se moqua-t-il gentiment en la poussant vers la penderie.
La fillette tourna la tête une dernière fois vers lui, faisant voleter les jolies boucles blondes, et il y lut la peine qu'il lui causer.
C'était toujours ainsi: drôle, tendre et gentil la journée, mais sévère et impitoyable le soir. Il ne pouvait pas la laisser faire ce qu'elle voulait, il ne voulait pas qu'elle se fasse mal.
Alors, il referma la porte de l'armoire et il sentit son cœur se déchirait un peu plus en entendant les bruits discrets des pleurs de sa petite sœur.
-J'ai dit pas de bruit, Evangeline.
Il essaya de prendre un ton de voix cassant, et les conséquences qu'il découlerait pour Evangeline si on l'a retrouvé l'y aidé.
Les pleurs se turent.
-Je t'aime, tu sais? Je te protègerais toujours, Evangeline, murmura-t-il sans qu'elle ne l'entende.
Il lui recommandait toujours de fermer les yeux et de boucher ses oreilles et, même si elle était un peu rebelle, son Evy, elle obtempérait.
Alors, l'esprit tranquille, il descendit l'escalier.

J'avais l'air con, assis sur cette minuscule chaise en fer en face de cette femme.
La quarantaine, le Docteur Storme avait ce petit tic de remonter constamment ses lunettes rectangulaires sur le bout de son nez. C'était à la fois incroyablement agaçant et hilarant dans le fait qu'à chaque fin de phrase, sa main se plaçait systématiquement sur son nez.
Je me contentais de fixer mes converses en repassant le générique d'une publicité dans ma tête. Ces conneries s'immisçaient dans votre esprit en coupant brusquement votre film au meilleur moment mais en plus, elles se permettaient de s'enregistrer en boucle dans votre subconscient jusqu'à ce que vous n'en puissiez plus.

-Tu ne veux pas parler, Gabriel?

Je me contentais de relever les yeux en ricanant lorsque je la vis refaire son petit tic.

-Dans les séries télévisées, vous nous forcez jamais à parler, lançais-je avec un petit sourire arrogant.

Depuis mes huit ans, j'avais exactement consulté 17 psychiatres et aucun n'avait réussi à me faire avouer "ce qui clochait chez moi". J'en avais insulté quelques uns et lorsque le dernier m'avait poussé à bout, je l'avais frappé.
C'était à cette époque que Patrick avait décidé que j'en avais eu assez, et que si leurs collègues n'avaient rien su tirer de moi, alors les suivants n'auraient pas eu plus de confidences.

-Je sais ce que tu penses, mais il n'y a pas que les fous qui vont au psychologues. Il y a les abimés aussi, et ceux qui ont tout simplement besoin d'aide. A quelle catégorie appartiens-tu, Gabriel?
-A aucun des trois.
-Fais un effort. J'ai ton dossier entre mes mains, je connais toute ta vie, jeune homme. Ce n'est pas pour autant que je te jugerais.
-Vous ne me jugerez pas?! Vous essayez de me dire que je suis toujours un simple adolescent pour vous?!
-Je préfères me faire une opinion de toi moi-même plutôt que de m'en référer à des écritures en pattes de mouches sur des feuilles de rapport.

Fragiles (sous contrat d'édition) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant