L'attente

169 9 1
                                    

— Ça ne se voit pas comme ça, mais à la naissance j'avais une trop grosse tête. Le docteur, il a dû ouvrir le ventre de Maman parce que ça ne passait pas par en bas. Et après moi, fini, elle pouvait plus avoir de bébés.

J'avais cinq ans et demi quand je donnai cette explication à Isadora, par le trou dans la haie du jardin. Isadora, c'était ma copine-voisine. Elle était née tellement rousse que sa mère avait cru qu'il lui restait du sang sur le crâne. Assises toutes les deux dans l'herbe, je l'assommais de mon sujet de conversation préféré.

— Mina et Alejandro, devine comment ils seront.

— Pffrt, crachota la voisine en éloignant l'insecte qui lui bourdonnait autour.

C'était l'année de l'invasion des punaises vertes, dans la maison ou au jardin, elles se posaient partout, nous évitions de les écraser, car comme disait Isadora : les punaises ça schlingue grave. Mais rien ne pouvait me distraire de mon obsession.

— Bruns aux yeux noirs ! fanfaronnai-je. Maman m'a montré leur photo.

— Ça se verra tout de suite que t'es pas leur sœur.

Je n'y avais pas pensé. Hors de question de perdre la face ! Je répondis férocement.

— Avec Mina et Alejandro, on sera une famille, et ça se verra, je te le garantis.

Papa et Maman étaient partis depuis plusieurs jours les chercher au Chili, nous avions consulté le lourd atlas pour que je puisse situer ce long pays tout maigre en Amérique Latine. L'attente, c'est mon premier souvenir d'enfance.

— C'est bizarre quand même. Y a des magasins de bébés, au Chili ? avait demandé Isadora.

— Ils sont dans un orphelinat, une grande maison pour les enfants qui n'ont plus de parents.

— Tonnerre de Brest, Ombline ! Dix fois que je t'appelle pour le goûter.

Les miens m'avaient laissée à la garde de Grand-Mère, son chignon serré, ses jupes bohèmes et sa passion pour les insultes du Capitaine Haddock. Je passais mes journées pieds nus dans le jardin avec Isadora, le soleil tapait dur, j'étais obligée de porter une casquette pour sortir de la maison. « Un bougre d'été ca-ni-cu-lai-re », disait Grand-mère en s'éventant avec le programme télé.

Mina et Alejandro. Un frère et une sœur, depuis le temps que j'en rêvais. Dans notre maison qu'on avait héritée de mon autre grand-mère, celle que je n'avais pas connue, il restait une chambre vide. Maman y traînait sous prétexte de ménage, mais je voyais bien qu'elle restait assise sur une vieille chaise, les yeux dans le vague, à triturer le chiffon qui ne servirait finalement pas à essuyer la poussière.

Enfant unique, je me sentais seule lorsqu'une conversation d'adulte s'éternisait entre mes parents à table, ou le soir quand je regagnais mon lit solitaire et qu'ils demeuraient au salon. Ils étaient deux, moi j'étais seule. Je me plaignais de cette injustice, Maman me répondait avec un sourire triste que c'était la vie.

L'existence de Mina et Alejandro, mes futurs frère et sœur, me fut révélée l'année de mes six ans, pendant les vacances de février. À partir de ce jour, j'en parlais avec Isadora. Intarissable. Je prévoyais tout : nos jeux, les dessins animés que je voulais leur montrer et même nos déguisements pour le prochain carnaval. Maman disait « on verra » d'un air prudent, mais moi j'avais gardé le bricolage d'une épée en carton pour qu'Alejandro puisse faire le chevalier. J'y pensais chaque fois que j'enfilais mon costume de princesse. Pour Mina, il y aurait toutes mes robes à fanfreluches devenues trop petites. On allait s'amuser comme des fous.

Nous habitions une maison avec des murs épais et des volets aux fenêtres dans un village en Loire Atlantique. Je jouais et riais avec Papa, mais c'est Maman qui me dorlotait le plus. Avec Alejandro, nous avions commencé à nous échanger des coloriages par la Poste, mais Mina était trop bébé pour dessiner. Elle avait à peine deux ans alors que son frère était né la même année que moi.

Avant les vacances d'été, Maman avait tapissé les murs de la pièce vide avec du papier peint beige orné de triangles. Papa avait meublé la chambre d'une garde-robe, d'un coffre à jouets et de deux lits en pin massifs pour Mina et Alejandro. Il avait refusé d'en ajouter un troisième pour moi, soi-disant que la pièce était trop petite.

— Faut quand même qu'on puisse accéder à la fenêtre !

Je ne cachai pas ma déception.

— Laisse-leur le temps d'arriver, me répondit Papa en riant.

De l'autre côté du grillage, Isadora m'enviait, avide et curieuse, elle grappillait la moindre bribe d'info que je puisse lui fournir. Elle-même avait une sœur, Emeline, qu'on s'amusait à espionner, mais cette grande bringue, comme disait Papa, ne faisait rien de palpitant. Elle passait ses heures plongée dans les livres et nous appelait « les chieuses ». À n'en pas douter, Mina et Alejandro seraient plus intéressants qu'elle.

Quand mes parents partirent pour le Chili, je ne tenais plus en place. C'était la première fois que j'étais heureuse de les voir s'éloigner de la maison, je les avais aidés à boucler leurs valises, m'assurant qu'ils n'oubliaient ni le doudou pour Mina ni la casquette pour Alejandro.

Durant leur absence, Maman nous téléphona tous les matins à l'heure du petit-déjeuner. Elle me demandait « Quoi de neuf, mon poussin ? » en essayant de prononcer comme d'habitude, mais moi je sentais qu'il y avait un problème. Sa voix tremblait comme quand je la réveille au milieu de la nuit parce que j'ai vomi dans mon lit. La façon dont Grand-Mère lui répondait « ça va aller » avant de raccrocher ne me disait rien qui vaille. Quand les adultes disent « ça va aller », on a toutes les raisons de se méfier. 

Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant