Le lendemain matin, je tirais une tête d'enterrement devant mon bol de céréales. Ces petites gaufrettes au miel que mes parents trouvaient chères, faut dire qu'à trois on finissait le paquet d'une traite, là j'aurais dû profiter de ma chance, mais impossible. Comment avais-je pu accorder de l'importance à ces détails ridicules ? Isadora essaya de me dérider, sans succès. J'avais hâte de rentrer. Il fallait que je sache. Elle me proposa d'aller nager quelques longueurs à la piscine soigneusement évitée la veille en dépit de la chaleur accablante de juillet.
— Ça te rafraîchira les idées et comme ça, tu ne débarqueras pas trop tôt chez toi.
J'en rêvais comme de me pendre, mais j'acceptai. Enfourchant mon vélo, je pédalais à contrecœur, chaque tour de roue qui m'éloignait de la maison me donnait envie de pleurer. Pour passer mon angoisse, j'appuyais fort sur mes pédales, avant de ralentir. Une gamelle sur la route avec ses inévitables gravillons incrustés dans les plaies aurait constitué le vers dans la cerise sur le gâteau. Pas la peine d'en rajouter une couche.
Après avoir étendu nos serviettes sur l'herbe jaunie, Isadora m'entraîna dans l'eau chlorée.
— On va enchaîner les longueurs, ça va te vider la tête, tu vas voir.
Elle se démenait pour me remonter le moral, je lui opposais un silence anxieux, j'appréciais ses efforts, mais j'étais incapable de les mettre à profit. La natation termina de m'épuiser, puis nous mangeâmes dans un fast-food avant de reprendre nos vélos. Au milieu de l'après-midi, n'y tenant plus, je décidais de rentrer à la maison.
Je trouvai ma famille détendue, réunie dans la cuisine pour le goûter. Mina était revenue et sa présence me rassura, elle s'agitait sur sa chaise d'un air contrarié. Maman déballait des biscuits. Papa m'accueillit avec un sourire engageant.
— Voilà notre grande. On va pouvoir commencer.
Commencer quoi ? Qu'est-ce qu'ils mijotaient ? Alexandre m'évitait du regard. Je les rejoignis à table. Mille questions me brûlaient les lèvres comme une armée de fourmis. Ils n'allaient tout de même pas se comporter comme si de rien n'était ! J'étais au supplice, je n'en pouvais plus d'attendre. J'attaquai Alexandre.
— Alors ? Tu nous quittes ?
Avant qu'il puisse répondre, Maman leva les mains en signe d'apaisement, puis s'assit face à moi avec sa tasse de café.
— Il est légitime et sain qu'Alexandre puisse rechercher sa mère, s'il le désire. La plupart des enfants adoptés ressentent ce besoin à l'adolescence, mais... jamais je ne laisserai mon fils dans la nature.
Alexandre roula des yeux agacés, mais Maman continua son explication.
— Nous lui offrons le billet d'avion pour ses dix-sept ans. J'ai téléphoné à Sœur Thereza, elle va l'accueillir et l'aider à retrouver sa mère, mais à une condition. Nous avons convenu qu'il travaillerait à l'orphelinat des Sœurs de Santa Maria pendant un an, puisqu'il ne désire plus étudier.
Mon cœur manqua un battement. Un an sans mon frère ?
— Il sera logé, nourri, gagnera un peu d'argent, renchérit Papa. Ça lui donnera le temps de réfléchir à son avenir.
— Et toi Mina, balbutiai-je, tu pars avec lui ?
— Ça va pas la tête ! s'écria-t-elle.
Papa leva comiquement les sourcils. Je rêvais ou il s'apprêtait à se moquer de ma question ?
— Mina, je te contacterai dès que j'aurai retrouvé notre mère, promit Alexandre qui souriait enfin.
Mina bondit de sa chaise.
— Rien à battre. Je ne veux rien savoir sur elle. Jamais. Cette pétasse m'a abandonnée sans hésiter une seconde. Et sans me dire au revoir, je te rappelle.
— Surveille ton langage, dit Papa. Tu es en colère, mais...
Mina quitta la cuisine en trombe, en martelant l'escalier de ses chaussures. Nous l'entendîmes crier.
— Qu'elle crève !
Nous nous regardâmes d'un air ahuri.
— La fréquentation de ta mère ne lui vaut rien, soupira Maman pour combler le silence.
— Tu pars quand ? demandais-je à Alexandre.
— Jeudi. Le lendemain de mon anniversaire. Papa m'a dégoté un last minute.
Dans quatre jours ? Je crus défaillir. Autour de la table, tout le monde semblait apaisé par cette organisation précipitée. Je décidai de monter rejoindre Mina. Je la trouvai en larmes sur son lit. Je m'assis à côté d'elle et la pris dans mes bras. Aucun mot ne pouvait soigner cette blessure ancienne. La boule que j'avais dans la gorge depuis que Papa nous avait surpris enfla, m'empêchant de respirer. J'éclatai en sanglots avec ma sœur. Nous pleurâmes, allongées côte à côte, pour finalement nous assoupir. Vers quatre heures, je m'éveillais pour aller aux toilettes. Sous la porte d'Alexandre filtrait un rai de lumière. Je n'osai pas frapper et retournai dormir dans mon propre lit.
Le lendemain, mon frère m'évita comme tous les jours depuis vendredi. Je lui lançai des regards blessés qu'il ne voyait pas. Je tentai de m'exhorter à la patience, je craignais de le brusquer. Je voulais qu'il emporte de moi un souvenir gentil, pas celui d'une nymphomane égoïste. Comment pouvait-il se montrer si proche, puis si lointain à quelques jours d'intervalle ?
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Ma moitié d'orange
RomanceS'aimer leur est interdit, mais au cœur d'une famille adoptive, comment lutter contre la naissance d'un sentiment inéluctable ? 𓆩♡𓆪