Le mercredi suivant, je finissais mes devoirs avec détermination pour la première fois depuis la rentrée. J'allais remettre de l'ordre dans ma vie. À commencer par ces livres en retard, dont Madame Bovary et son ennui aussi abyssal que communicatif. La plaie. C'est alors qu'Alexandre surgit dans ma chambre comme un dément.
— Tu sors avec Thibault Dupré ? Le cousin d'Isadora ?
Tiens, il me reparlait, lui ? Je le regardai sans répondre. Son visage déformé par la colère laissait transparaître sa souffrance. Le voir si touché me trouait le cœur, je ne pouvais pas le supporter. Je fis pivoter ma chaise de bureau pour lui tourner le dos. Nous restâmes un moment silencieux, je serrai les dents. Ses yeux noirs me lançaient des éclairs si furieux que je pouvais les sentir me percer les omoplates. Je marmonnai d'une voix peu convaincue.
— Ça ne te concerne pas.
— Tu pourrais au moins avoir le courage de me regarder en face.
La fin de phrase s'étrangla dans sa gorge. Je me retournai lentement, le visage caché derrière mes mains. Il avait raison, je n'avais pas le courage de le regarder. J'avais tellement honte de cette mascarade. Si j'affrontais le visage torturé d'Alexandre, je risquais de craquer, de fondre en larmes et en excuses, toute la bravoure que j'avais amassée pour le fuir s'écroulerait, roulerait au sol et serait perdue pour toujours. Je bafouillai derrière mes mains.
— Je ne peux pas, je suis désolée.
Il s'approcha et s'agenouilla devant moi pour me questionner tout bas.
— Pourquoi ?
Je ne répondis pas, mais secouai doucement la tête en signe de dénégation.
— Pourquoi tu as choisi de faire ça ? demanda-t-il d'une voix plaintive.
Je restai silencieuse. Je ne savais que lui dire, comment lui expliquer ma décision sans tout détruire ? Si j'ouvrais la bouche pour le rassurer et lui dire que je n'aimais pas Thibault, j'échouerais à contenir le flot de paroles, mes sentiments pour lui inonderaient la pièce, réduisant à néant tous mes efforts. Il saisit ma tête à deux mains et appuya son front contre le dos de mes doigts, puis articula doucement.
— OK, je comprends.
Son souffle chaud traversait mes doigts, j'avais envie d'ouvrir les mains, d'ouvrir les bras, de le serrer fort contre moi, mais je me l'interdis. Je ne devais pas craquer. Il se releva et s'apprêtait à quitter ma chambre, quand je l'appelai timidement.
— Attends.
Nous étions debout, face à face, à présent. Sa colère avait disparu, ne restait que le chagrin sur son visage. Le pauvre devait se sentir bien peu légitime pour capituler si vite. Les mots se bousculaient dans ma tête, j'aurais tant aimé le détromper, mais aucun n'avait le droit de sortir de ma bouche. Il baissa les yeux et répéta tristement :
— Je comprends.
Avant de s'enfuir dans l'escalier. Je restai là, bras ballants. Une sourde rage me monta au ventre, puis à la gorge. Je grimpai sur mon lit et pleurai à gros sanglots, comme Mina quand elle était petite. Je n'avais qu'une envie, rattraper Alexandre, l'enlacer, lui dire tout mon amour, mais c'était impossible. Fucking impossible. J'étais un monstre. Notre amour était monstrueux.
À partir de là, je retrouvais Thibault chaque samedi. Nous allions nous promener au parc malgré l'hiver qui s'installait, nous embrasser sur un banc, ou boire un coca lorsque la pluie nous obligeait à dépenser quelques pièces. Je m'ennuyais, mais sa compagnie n'était pas désagréable. Au moins, quand nous nous embrassions, je n'étais pas tenue de lui parler.
Un jour que nous occupions notre banc habituel sous le pâle soleil de décembre, il me proposa :
— On ne se voit jamais le mercredi, mais la semaine prochaine, ma mère sera sortie. Ça te dirait de venir chez moi ? On pourrait se mater une vidéo.
Il m'embrassa de nouveau et sa main glaciale s'attarda sur ma taille, avant de glisser sous mon pull. J'avais compris le message.
— Tu sais je... je ne me sens pas prête pour...
— Tu es vierge, c'est ça ?
J'opinai de la tête, le rose aux joues. Il soupira.
— On prendra notre temps, ne t'inquiète pas, je ne suis pas pressé. Et puis, je suis très doux.
Ce détail technique acheva de me raidir. Très doux ? Mon Dieu, je ne voulais pas l'imaginer en train de... surtout avec moi ! Il remarqua ma gêne et se mit à rire.
— Ah là là, t'avais pas l'air si coincée, la première fois, au ciné.
Piquée au vif, je rétorquais :
— Pourquoi les mecs sont si compliqués ? On peut pas rester simplement sur ce banc ? Pourquoi vous voulez toujours plus ?
Il explosa :
— Je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué, on se plaît, on couche ensemble, non ? C'est vous les filles qui ne savez pas ce que vous voulez.
Je répondis par une moue dubitative. Il avait raison, j'ignorais ce que je voulais. Ou plutôt, je savais que je voulais un truc impossible. Si seulement la magie de Noël pouvait comme dans les films transporter Alexandre dans une autre famille que la mienne.
Lorsque Thibaut reprit son vélo, nous nous séparâmes un peu en froid, malgré sa tentative de réconciliation.
— Tu me téléphones dans la semaine ? Et pour mercredi, si tu veux, tu peux venir chez moi quand même. Promis, je serai sage.
Je lui souris sans répondre. Je devais y réfléchir. Peut-être que la magie de Noël rendrait la chose agréable ?
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Ma moitié d'orange
RomanceS'aimer leur est interdit, mais au cœur d'une famille adoptive, comment lutter contre la naissance d'un sentiment inéluctable ? 𓆩♡𓆪