Malgré Brad Pitt

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Je montai en courant derrière lui comme une furie pour me camper devant la porte de sa chambre verrouillée. Horrifiée, révoltée, je lui murmurai que je voulais m'enfuir avec lui, mais il ne répondait plus. Désormais il y avait lui d'un côté, et moi, la famille, la France entière, de l'autre. Papa, le visage défait, vint me gronder.

— Laisse ton frère tranquille !

Il s'en allait au bureau et me fit promettre de laisser Alexandre en paix toute la journée.

— Il a besoin d'être seul.

Je le défiai du regard. Tout ça, c'était de sa faute, j'en étais sûre. Papa soupira.

— Nous non plus, Ombline, nous ne voulons pas qu'il parte. Laisse-le respirer, ça vaut mieux pour tout le monde, crois-moi.

J'obéis pour éviter plus d'ennui à mon frère, mais revins à la charge dans l'après-midi, jusqu'à ce qu'il accepte d'échanger quelques mots à travers la porte.

Alexandre était furieux, contre Papa, contre lui-même et contre nous deux. Durant la discussion d'hier soir, mon père avait parlé de confiance, la confiance des parents dont il ne faudrait pas abuser. « Abuser », le mot avait été prononcé. Le mot « promiscuité » aussi. Papa ne paraissait pas soupçonner l'ampleur ni l'avancée de notre relation, il pensait faire de la prévention. Le fait qu'il s'entretienne avec mon frère seul, sans m'adresser le moindre reproche, me mit hors de moi. Mon père me considérait comme une proie potentielle, sans désir propre, sans libre arbitre. Une gamine à protéger du vilain prédateur. L'appétit sexuel de sa fille lui faisait-il peur au point de l'occulter ? J'étais là à tempêter devant la porte fermée quand je pris conscience qu'Alexandre ne me répondait plus. Je m'assis contre le mur un moment, le temps d'abandonner ma révolte personnelle pour envisager celle d'Alexandre. Les insinuations de Papa devaient l'avoir gravement blessé.

Le soir venu, Alexandre refusait toujours de sortir de sa chambre. Maman lui apporta un plateau, avec du pain, du saucisson, du fromage et du chocolat. Je m'installai au salon, malgré la présence pesante de mon père, afin d'être sûre de tout savoir dès qu'elle reviendrait. J'entendis mon frère ouvrir sa porte. Maman resta un moment avec lui. Quand elle redescendit, son visage avait pris la couleur du carton.

— Il est résolu à partir. Il veut retrouver sa vraie mère.

Sa voix se brisa et Papa l'attira contre lui. Gênée par ce spectacle, je montais me coucher, mes pas lourds dans l'escalier.

Qu'avais-je fait ? Pourquoi n'étais-je pas restée avec Thibault ? La famille se disloquait par ma faute. Les yeux rivés sur le plafond, je pleurai en pensant à Mina, partie chez Grand-mère. Son insouciance me manquait.

Le lendemain était un samedi, les parents ne travaillaient pas. Dès le petit-déjeuner, ils insistèrent pour que je sorte avec Isadora.

— Je l'ai vue au jardin sur son transat, dit Maman. Pourquoi n'iriez-vous pas en vélo jusqu'à la piscine découverte ?

— Et on reviendrait en courant ? Pour faire un triathlon ?

Mon agressivité n'eut pas l'effet escompté. Papa se contenta de lever les yeux au ciel et Maman ne répondit pas. Ils tenaient vraiment à se débarrasser de moi. Je sortis au jardin pour affronter Isadora.

Isadora. Depuis le temps que je l'évitais... elle allait me trucider. Je la hélai par-dessus la haie. Elle me reçut d'un ton railleur.

— Tiens, une revenante ! Que se passe-t-il ? T'as besoin d'argent ?

Je regardai mes mains. L'approche s'avérait plus ardue que prévu.

— Non, je...

— Je te charrie. Tu m'en veux toujours ?

Surprise, je relevai la tête.

— T'en vouloir pour quoi ?

— Thibault me fait la gueule depuis des mois. Alors j'ai cru que...

— Isa, Alex nous quitte.

Elle accourut contre la haie et je poursuivis.

— Il retourne au Chili pour retrouver sa mère. Ce matin, c'est cellule de crise à la maison, les parents m'ont envoyé jouer ailleurs. Je peux venir ?

— Oh fuck, oui bien sûr ! Emmène Mina si tu veux. Elle part pas avec lui j'espère ?

Mon Dieu, je n'y avais pas pensé. Comment allait réagir Mina ? À l'idée de perdre mon frère et ma sœur d'un seul coup, les larmes me montèrent aux paupières. J'entrai en pleurs chez la voisine. Isadora me reçut comme si nous nous étions quittées la veille, sans poser de questions. Je n'aurais jamais dû l'éviter tous ces mois. Si Alexandre partait, j'allais avoir besoin d'elle pour survivre.

Le soir venu, elle me proposa de loger chez elle et malgré l'envie de voir mon frère, j'acceptai avec gratitude. L'image de sa porte close me blessait trop pour que j'aie le courage de rentrer à la maison. Au ton de Papa au téléphone, je compris qu'il était soulagé de me savoir en dehors de leurs pieds pour le week-end entier et cette impression m'alarma. Papa retardait-il une conversation embarrassante ? Peut-être Alexandre avait-il finalement craqué et tout raconté en détail. Pourquoi s'était-il désolidarisé de moi ? Le silence de mon frère me trouait le cœur. J'ignorais ce qu'il avait confié à la psy ! J'imaginais le tableau de ses aveux autour de la table, la bouche de Papa qui se tordait de dégoût. Comment avais-je pu, dans le feu de la passion, soutenir que Maman nous comprendrait ? Isadora posa une main sur mon épaule.

— Viens, on va se mater un film avec Brad Pitt, ça te changera les idées. À moins que... je veux dire, t'es toujours pas...

Je reconnus ses hésitations et lui souris.

— Lesbienne ? Mais grave ! T'as pas plutôt un film avec Winona Ryder ou je ne sais pas moi, Pénélope Cruz ?

Elle fronça le nez en riant.

— Winona Ryder ? Jamais compris ce que les mecs lui trouvaient.

Puis elle descendit à la cave dévaliser les réserves de chips de sa mère.

Malgré Brad Pitt, je ne dormis pas de la nuit. Comme si ce blond tout lisse pouvait me faire oublier Alexandre. Je brûlais de connaître ce qui se disait chez moi, sans être obligée de l'affronter, et les différents cas de figure me tournaient dans la tête. Au pire, Alexandre et Mina partaient ensemble au Chili, tandis qu'on m'envoyait en pension, pour faire bonne mesure. Sous le choc de l'explosion, mes parents divorçaient et Maman mourrait de chagrin. Au mieux, Papa nous disait en nous ébouriffant les cheveux « Haha, c'est pas grave ! Moi aussi dans le temps, je couchais avec Tante Hélène, il faut bien que jeunesse se passe », Maman demandait le divorce et Papa mourrait de chagrin. Devant le cynisme de mes inventions, je ricanais nerveusement, avant de reprendre mes hypothèses. Au mieux du mieux, Alexandre n'avait rien dévoilé, il avait renoncé à son voyage, accepté de redoubler son année scolaire et promis d'être sage comme une image. Et ensuite ? Il se tiendrait pour le restant de ses jours à une distance de sécurité d'un mètre. Il se trouverait une autre copine. Argh. Ou encore ? Nous reprendrions notre histoire là où nous l'avions laissée, ni vu ni connu. Même avec la plus grande mauvaise foi, je savais cette supposition impossible. Mon frère aurait dépéri comme une plante dans un placard. Nous avions atteint un point de non-retour.

Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant