Derniers jours d'école

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Je serrai la main d'Alexandre entre les miennes.

— La pilule du lendemain, c'est cher ?

Il me regarda, les yeux agrandis par la peur. J'insistai.

— Y a forcément un risque.

Une pharmacie occupait le coin de la rue voisine, nous avions de la chance. Il se proposa pour y aller tout de suite, vite avant la fermeture.

— Ils vont te reconnaître !

— Et alors ? En même temps, j'achèterai des préservatifs.

Je frémis. Il avait l'intention de recommencer. J'étais si heureuse que les larmes me montèrent aux yeux. Est-ce que nous formions un couple ? Rien ne me semblait plus évident et plus contre nature à la fois. Désorientée, je me blottis dans ses bras. Il m'écarta doucement et se leva.

— Je file avant que les parents reviennent.

Mon Dieu, les parents. S'ils savaient l'atrocité que nous avions commise. J'imaginais, mortifiée, le regard blessé de ma mère, l'incompréhension, la colère de mon père. Sans doute nous chasseraient-ils de la maison. Ou seulement Alexandre, comme s'il avait profité de moi, leur fille naturelle ? Et si Alexandre avait raison depuis le début ? Moi qui avais insisté, je me sentis mal. Il ne fallait pas qu'ils l'apprennent. Jamais. Je remis de l'ordre dans le salon, jetai la boîte de cookies dans la poubelle, ramassai les miettes tombées sur le tissu à motifs géométriques avec l'aspirateur de la cuisine, puis je m'inspectai dans un miroir. Je n'étais plus vierge, est-ce que ça se voyait ? Mes cheveux étaient emmêlés comme la crinière d'un poney, il n'y manquait que la paille. Je décidai de prendre une douche. Je contemplais ce corps où flottait l'odeur d'Alexandre. J'entrai sous l'eau chaude à regret. J'aurais aimé me lover dans son parfum pour m'endormir ce soir, à défaut de ses bras, ou enfiler un pyjama à lui, mais Maman aurait trouvé ça bizarre. On frappa à la porte de la salle de bain.

— Ombline ? Ouvre, c'est moi.

Enveloppée de ma serviette, je laissai entrer mon frère qui me tendit le sachet de la pharmacie.

— Prends-la tout de suite.

Je me servis du verre à dents, puis me tournai vers Alexandre. Il me considérait d'un air triste.

— Pourquoi n'ai-je pas été adopté par les voisins ? Par la mère d'Isadora ?

Je m'approchai, il me serra dans ses bras, et ma serviette glissa. Je collais mon corps chaud et humide contre ses vêtements glacés. Le désir me tenaillait le ventre. Ses lèvres froides s'écrasèrent sur les miennes. Un bruit de clef dans la porte d'entrée nous fit sursauter. Il sortit de la pièce, me laissant pantelante et les joues en feu.

Je pris rendez-vous chez la gynécologue que m'avait recommandée Isadora avec un clin d'œil appuyé alors que j'avais juste embrassé son cousin. Au cas où. Elle me reçut le premier jour du printemps et me prescrivit la pilule, je la cachai dans ma trousse avec mes serviettes hygiéniques pour que personne ne tombe dessus.

Les mois passèrent, chaque semaine je rayonnais un peu plus, ou alors était-ce le soleil qui caressait ma peau, le vent chaud dans mes cheveux et sous mes jupes ? Je débordais de sensualité, je me sentais devenir femme, la plus belle femme du monde, dans les yeux d'Alexandre. Je m'enorgueillissais de cet amour insolite, de cette expérience hors du commun. Bientôt dix-sept ans, et je partageais mes jours avec l'homme de ma vie. Les aventures des filles de ma classe me paraissaient ridicules, insipides. Certaines mettraient des années à rencontrer leur moitié, alors que moi... La chance m'avait envoyé un chéri directement sous mon toit. Je n'aurais pas à subir les maladresses de garçons tels que Thibault et ses clones. Notre amour me semblait pur, rare et lumineux. Je ne remarquais pas qu'Alexandre, rongé de culpabilité, flétrissait chaque jour davantage.

La fin de l'année scolaire approchait et il ne parvenait plus à suivre. J'avais surpris une conversation des parents dans la cuisine. Les professeurs trouvaient Alexandre perturbé et agressif. Il risquait de redoubler son année. Le pauvre était déjà un an en dessous de moi, il devait se ressaisir, je refusais de passer mon bac avec deux ans d'avance sur lui. Qu'allions-nous devenir pendant que j'entreprendrai mes études supérieures ? Je me mis à rêver, là résidait la solution. Moi étudiante sur un grand campus anonyme, Alexandre aurait dix-huit ans, il vivrait avec moi, finirai sa scolarité dans un lycée non loin. Personne ne saurait que nous étions frères et sœurs. On réglerait le problème des parents plus tard.

La situation empira au mois de juin. Au judo, Alexandre arriva en retard à la dernière compétition de l'année, l'équipe du Club fut obligée de se passer de lui, son entraîneur se montra extrêmement déçu. Au Lycée, il ne tentait pas de redresser sa moyenne, et son humeur devint exécrable. J'essayais de le réconforter, mais il me repoussait.

— Si tu m'aimes, tu dois me foutre la paix.

Je m'exécutais avec mauvaise grâce. Son moral commençait à m'inquiéter. J'en parlai à Papa, qui voulut me rassurer. Pour lui, la réaction d'Alexandre était normale, il avait besoin de temps pour ruminer l'échec et le digérer. Je trouvais au contraire sa réaction disproportionnée. Alexandre n'était pas médiocre au lycée, il se débrouillait. Mais ça, c'était avant. Avant moi. Avant nous. Je croyais qu'il parviendrait à surmonter son angoisse, mais voilà qu'il se laissait couler.

L'année scolaire se termina. À la maison, la seule personne qui tentait de déglacer l'ambiance était Mina. Elle faisait le clown, renversait son verre à table, essayait de faire sourire Alexandre. Peine perdue. Elle finit par renoncer et choisit de passer une partie des vacances d'été chez Grand-Mère. Je ne pus m'empêcher de penser « quand les rats quittent le navire, c'est mauvais signe ». 

Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant