Orientations Nord-Sud

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J'eus dix-sept ans à mon tour et une nouvelle lettre arriva. Comme la première, elle était destinée à Maman, aucun bon vœu d'anniversaire pour moi ne l'accompagnait. Alexandre parlait de ses discussions avec Sœur Thereza à propos de sa mère, aussi Mina quitta-t-elle la cuisine. La directrice conseillait à mon frère de patienter, de prendre ses repaires et de réfléchir. Si en janvier, il était toujours résolu à retrouver sa mère, elle l'aiderait à la trouver. En attendant, elle lui conta une partie de l'histoire qu'il ignorait.

La mère d'Alexandre avait exprimé le souhait de venir le rechercher un jour, mais nada. Contrairement à d'autres parents, elle ne montrait pas d'affection, et elle passait rarement à l'orphelinat. On aurait dit qu'elle se le gardait sous le coude, au cas où, en cas de besoin. Alexandre était suffisamment mature pour entendre ça désormais. Sa mère espérait qu'en vieillissant, il travaillerait et lui rapporterait des sous. Il aurait pu laver des pare-brise aux carrefours ou cirer des chaussures sur les trottoirs. À l'époque, plus il grandissait, moins Sœur Theresa voyait comment éviter ce destin de semi-mendicité. 

Puis la chance avait tourné pour la jeune fille. Un employé de bureau était tombé amoureux d'elle, il n'était pas riche, mais possédait une voiture et louait une petite maison, en dehors du bidonville. Ils allaient se marier, la mère d'Alexandre aurait d'autres enfants. Au lieu de le récupérer pour lui offrir une vie meilleure comme elle l'avait promis, elle se rendit à l'orphelinat pour signer les papiers d'adoption. Son fiancé ne devait pas connaître l'existence de son fils illégitime. Sans doute avait-elle menti sur son passé, de peur de voir s'envoler son projet de mariage. Ce revirement nous avait permis d'accueillir Alexandre. 

Mon frère n'avait pas idéalisé sa génitrice, pourtant ce pragmatisme lui causa une blessure supplémentaire. Sœur Theresa avait insisté. En cas de rencontre avec sa mère, peu de chance que leurs retrouvailles se déroulent comme dans les telenovellas, avec un adolescent qui se jette dans les bras de sa maman larmoyante de bonheur. Plus certainement, sa mère se méfierait de lui, redouterait qu'il menace la stabilité de son mariage, arrive avec des reproches. Dans le cas où son couple battrait de l'aile, elle pouvait attendre de lui une aide financière, fruit de sa « réussite française ». Alexandre avait promis de réfléchir à l'éventualité d'une telle confrontation. 

Dans sa lettre, il expliquait combien il avait été occupé ces dernières semaines, et que c'était une bonne chose. L'orphelinat avait reçu un don important d'une église beauceronne, dont la paroisse abritait plusieurs anciens protégés de Sœur Theresa. L'argent servit à réparer une canalisation, à carreler les toilettes, ainsi qu'à repeindre les murs sales des dortoirs et du réfectoire. Alexandre avait accompli ces travaux avec l'aide d'un ouvrier professionnel, il se sentait utile pour la première fois depuis son arrivée. Au bas de son courrier, il avait signé « Sandro ».

Plus tard, je questionnai Mina à propos de cette lettre.

— Tu es certaine que tu ne veux rien savoir ? Je crois que ça pourrait t'intéresser.

— Laisse tomber, répondit-elle, excédée. La relation d'Alex avec sa mère n'a aucun rapport avec la mienne. Quelle relation, d'ailleurs ? Elle a fait comme si je n'existais pas, alors que son fils, ça. Pour lui, elle avait des rêves.

— Des rêves d'exploitation, oui. Elle voulait le faire mendier pour elle ! C'est ça qu'il a découvert.

J'exagérais pour faire plaisir à Mina. Quel mal y avait-il à enjoliver, ou dans ce cas-ci, à enlaidir ? Au moins, elle n'était plus la seule à souffrir de la sécheresse de sa génitrice, Alexandre avait été logé à la même enseigne. Elle me regardait les sourcils froncés, mais elle ne me voyait plus. Ma nouvelle progressait dans sa conscience, fermant des portes restées ouvertes, rouillées sur leurs charnières, et répondant à des pourquoi sans fond. Je quittai sa chambre sur la pointe des pieds.

Dans les semaines qui suivirent, j'eus une idée. Pourquoi n'irions-nous pas passer Noël au Chili, avec Alexandre ? Prendre l'avion me semblait romantique. J'en parlais aux parents, Maman m'opposa une moue dubitative. Elle avait eu cette même envie et s'en était ouverte par téléphone à Sœur Theresa, qui lui avait déconseillé de venir. Alexandre se cherchait, son retour au Chili était un bond dans le temps difficile à endurer. Il souffrait de se comparer aux enfants de l'orphelinat et si ses parents adoptifs venaient le visiter, le paradoxe risquait de le bouleverser. De plus, la période de Noël était riche en émotions pour les sans-familles, la directrice pensait que mon frère devait la vivre pleinement, sans échappatoire, parmi les autres enfants et que l'épreuve lui ouvrirait de nouvelles pistes de réflexion. « Vous l'avez laissé partir, c'est bien, avait dit Sœur Theresa. Maintenant, laissez-lui le temps d'arriver ». Malgré le chagrin de la séparation, Maman se rangea à l'avis de la directrice et je fus obligée de l'imiter.

Comme chaque hiver, la patinoire s'était installée place Colbert, des guirlandes et des lampions illuminaient les halles et la ville, mais les animations de décembre ne m'apportaient cette année aucun réconfort.

Pour Noël, je pensais à écrire à Alexandre. Une longue lettre, pleine de mes regrets et de mon amour pour lui. Je jouais avec cette idée des nuits durant, pesant mes mots, construisant des phrases. Puis les propos de Sœur Thereza me revinrent en mémoire. Qu'est-ce que ma lettre pourrait lui apporter ? Savoir que nous l'aimions ne pouvait pas lui nuire, mais lui parler de nous alors que dans nos derniers échanges, il avait sous-entendu que je le harcelais ? L'avais-je harcelé ? Notre relation avait évolué trop rapidement pour lui, je l'avais poussé dans une zone d'inconfort et j'étais restée sourde à ses inquiétudes, minimisant sa peur du rejet familial. Je le voyais comme mon égal, alors qu'il se débattait avec des souffrances que je ne connaîtrais jamais. J'avais nié ses blessures d'abandon et son sentiment d'être illégitime. Ne l'avais-je pas obligé à me fuir ? Une lettre d'amour brûlante me sembla soudain une mauvaise initiative. Et si un colis fraternel était plus approprié ?

Je décidai d'inclure Mina à mon projet. Pendant la première semaine de vacances, nous confectionnâmes des cookies, réalisâmes des dessins à la gouache et une lettre humoristique, avec des photos découpées dans le magasine télé. L'idée des cookies venait de Mina, moi j'aurai évité ce clin d'œil à nos premiers transports, mais je manquais d'arguments convaincants pour l'y faire renoncer. Alexandre adorait les cookies, difficile de choisir autre chose sans paraître louche. J'avais laissé tomber, espérant que mon frère ne se sente pas harcelé par de malheureux biscuits.

L'odeur du chocolat embaumait la maison. Les parents approuvèrent notre colis et y glissèrent une carte de vœux. Une autre question me tarabustait. Devions-nous appeler notre frère Sandro, pour lui signifier notre soutien dans sa quête ? Ou s'en tenir à Alexandre, pour éviter l'intrusion dans sa nouvelle identité ?

Mina avait invité Isadora pour goûter ses cookies. Je lui parlai de mon dilemme dont elle se moqua la bouche pleine.

— Il en a pas marre d'être compliqué, ton frère ? Emeline, je l'appelle « fourbasse » et quand elle en a assez, elle me traite d'anchois. T'es vraiment obligée de peser tous tes mots quand tu t'adresses à lui ?

Je me demandai quand j'aurais le courage de tout lui avouer. Dans ce jeu, elle était une alliée formidable, dommage que je ne lui montrais pas mes cartes. Mais aujourd'hui, que lui dire ? Mon histoire avec Alexandre restait au point mort, je vivais dans l'expectative d'un signe de sa part. Il n'y avait plus rien à raconter.

— On a qu'à lui mettre « Salut vieille branche ! », proposa Mina. Isadora a raison, faut dédramatiser.

J'admirai chez ma sœur ce don d'alléger les choses graves. Ce « vieille branche » me convenait parfaitement. 

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 25 ⏰

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Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant