Dès le lendemain, Isadora débarqua chez moi. Elle arborait la mine de quelqu'un qui vient régler une affaire déplaisante, genre sortir la poubelle qu'on aurait oubliée dans le garage avec les fruits de mer à l'intérieur. J'étais seule dans le salon en train de fouiller la bibliothèque familiale en quête de classiques, debout sur une chaise, liste de la prof de français en main, pour éviter de les acheter en double. Isadora s'affala dans le canapé en soupirant.
— Tu fais ce que tu veux Ombline, s'excusa-t-elle, je viens juste te parler parce qu'il a réussi à me le faire promettre. Je n'aime pas ça, alors si tu veux m'envoyer sur les roses, tu peux.
J'éclatai de rire.
— Parfaite copine, parfaite cousine, tu as toutes les qualités. Pas évident d'être coincée entre l'écorce et l'arbre.
Je lui proposai un soda qu'elle accepta avec soulagement.
— Je suis contente que tu réagisses comme ça. J'étais en train de regretter de t'avoir présenté Thibaut, je me voyais déjà perdre ma meilleure amie.
Je remontai sur ma chaise avec ma liste de bouquins.
— Juste pour un mec avec qui je ne veux pas coucher ? Ce serait le comble.
— Donc c'est vrai, tu n'as pas envie de...
Ce fut à mon tour de soupirer.
— Il va trop vite. Moi ça me suffit de flirtouiller chaque samedi, je n'ai pas besoin de plus.
— T'as changé d'avis ? T'avais l'air plutôt pressée au départ. Si c'est le cas, t'as raison, faut surtout pas te forcer. En revanche, si c'est juste parce que tu as peur...
— Peur de quoi ? Je le sens pas, voilà tout. L'idée me dégoûte un peu.
Elle leva les yeux au plafond.
— Je voulais dire : peur qu'il ne t'aime pas, peur de te donner à un gars qui ne s'intéresse qu'à ton c... corps.
Je la regardais avec stupéfaction. Jamais je ne m'étais demandé si Thibault m'aimait. Le samedi, on discutait, on se bécotait, on ne se prenait pas la tête quoi. Devant mon manque de réaction, Isadora se mit à rire.
— Je peux te dire un truc ? T'es pas amoureuse. C'est vrai quoi, quand on kiffe un mec, on meurt d'envie de finir sous sa couette, on passe ses journées à analyser ses moindres gestes pour savoir si c'est réciproque. Je suis dans ton salon depuis vingt minutes, et tu ne m'as encore posé aucune question sur mon cousin.
J'étais de plus en plus interloquée.
— À quelle question t'attendais-tu ?
— Du genre « qu'est-ce qu'il t'a dit de moi ? Tu crois qu'il m'aime »...
Je devais afficher une expression particulièrement stupide, car Isadora ne continua pas. Elle me regardait en souriant et je fus obligée d'acquiescer. Ça se voyait donc tant que ça ? Elle avait raison sur toute la ligne. Son sourire devint plus crispé. Elle poursuivit.
— Tu sais, je ne serai pas choquée si... enfin, on resterait amies bien sûr.
— Si je larguais ton cousin ? Ben ouais, quand même, j'espère.
— Si tu me disais que tu préfères les filles.
Je faillis tomber de ma chaise.
— Whaaaaat ? Pas du tout !
— T'es sûre ? T'es insensible aux garçons, et plongée dans des abîmes de réflexion à leur sujet, alors j'ai pensé... Bon, si c'est pas le cas OK, mais si jamais un jour... sens-toi à l'aise, tu pourras m'en parler, au cas où... enfin tu vois quoi.
— Isadora, regarde-moi dans les yeux : je ne suis pas homo. Pas la peine de t'adresser à moi comme si je te cachais un truc.
L'énormité de ce que j'avançais me sauta au visage. Bien sûr que je lui cachais un truc, un secret sordide, une erreur de la nature. Si seulement j'avais pu être juste lesbienne, les parents n'auraient même pas sourcillé. La conversation prenait un tour dangereux. Isadora devait sentir que quelque chose n'allait pas. Je décidai de la réaiguiller avant qu'il ne soit trop tard.
— Donc ton cousin, il t'a demandé quoi ? Qu'est-ce qu'il veut, au juste ?
— Oublier son ex. Il espère qu'avec le temps, tu arriveras à la remplacer dans son cœur.
Je descendis de la chaise avec deux livres poussiéreux et ma liste en main.
— Ah. Lui aussi, il se force un peu alors ? Il est plus persévérant que moi. Faudrait que je m'investisse plus.
Devant sa moue dubitative, je tentai de me montrer rassurante.
— Allez, je vais encore essayer ! dis-je d'un ton guilleret en époussetant mes livres avec un chiffon.
Isadora m'adressa un regard soupçonneux, puis elle soupira.
— À mon avis, c'est une mauvaise idée. Vous feriez mieux d'en rester là. Jamais vu un couple aussi artificiel.
Après son départ, je n'en finis pas de ressasser ses paroles. Thibault tentait d'oublier son ex et moi Alexandre, finalement, cette relation était plus égalitaire que prévu. Et Thibault gardait confiance, il ne s'apprêtait pas à abandonner toutes les cinq minutes comme moi. Ne devrais-je pas prendre exemple sur lui ? Dans la soirée, il téléphona et je le reçus chaleureusement. Sûr de l'impact de ma discussion avec sa cousine, il renouvela son invitation pour mercredi, assortie de quelques sous-entendus. Son assurance m'agaça, aussi lui répondis-je évasivement, malgré mes bonnes résolutions.
Il me restait trois jours pour rassembler mon courage. « Allons, peut-être que c'est seulement le premier pas qui coûte », me disais-je dans mon lit.
La fin justifiait les moyens. Lorsque le mercredi arriva, j'étais décidée à coucher avec Thibaut.
VOUS LISEZ
Ma moitié d'orange
RomanceS'aimer leur est interdit, mais au cœur d'une famille adoptive, comment lutter contre la naissance d'un sentiment inéluctable ? 𓆩♡𓆪