Grand départ

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Le mardi matin, l'angoisse me saisit à la gorge. Alexandre n'allait quand même pas m'ignorer jusqu'à son départ ? Je ne supportais pas l'idée de le voir partir sans un mot d'adieu. Il ne pouvait pas me faire ça, c'était ignoble. J'avais été nombriliste et écervelée, d'accord. J'avais été aveugle à sa souffrance, j'étais prête à l'avouer. Mais méritais-je pareille sanction ? Mon amour pour lui était sincère, j'avais joué franc-jeu, je m'étais donnée toute à lui. Il ne pouvait pas me quitter comme ça.

Malheureusement, je l'en croyais capable, ce lâche, aussi l'angoisse céda-t-elle place à la colère. Tant pis si nous nous disputions avant son départ, mieux valait une engueulade en guise d'adieu que pas d'adieux du tout. Je montai dans sa chambre et frappai timidement à la porte redoutée. Il grommela quelque chose que j'interprétai comme « entrez » et je pénétrai dans la pièce en prenant soin de laisser la porte ouverte, pour qu'il se sente libre.

— Alex, c'est moi.

À son air surpris, je compris qu'il ne m'attendait pas. Je me dépêchai de parler.

— Tu comptes partir sans me dire au revoir ?

— On s'est déjà dit au revoir vendredi, si je me souviens bien.

Son cynisme me fit vaciller.

— Tu n'es pas obligé d'être méchant.

— Grâce à toi, j'ai appris beaucoup de choses. C'est vrai que je pourrais te remercier.

Son visage sans expression semblait éteint. Je mourrais d'envie de le serrer dans mes bras, au lieu de quoi je murmurai :

— Je ne comprends pas.

— Tu m'as ouvert les yeux. Je ne fais pas vraiment partie de cette famille.

Il me fixait maintenant avec cet air de défi qui m'impressionnait.

— Tu es fou ?

— M'as-tu jamais considéré comme un frère ? Comment pourrais-tu me désirer, si c'était le cas ? Et ton père !

Le souffle me manqua.

— MON père ? C'est notre père à tous les deux.

— Tu l'aurais entendu me parler de sa confiance, tu l'aurais vu me dévisager, j'étais un cancrelat qui rampait vers sa fille. Pas une fois, il n'a imaginé que tu pouvais être consentante.

Évidemment que Papa soit aveugle ne m'étonnait pas. Moi, l'instigatrice de nos ébats ? Impossible pour lui de l'envisager, mais je doutais que ça altère ses sentiments pour son unique fils. Je tentai de convaincre Alex.

— Tu mélanges tout. Moi aussi les clichés sexistes de Papa m'ont énervée, mais il réagit comme ça parce que je suis une fille. Il me croit pure et innocente. C'est simplement de la misogynie, ça n'a aucun rapport avec ton adoption.

Emportée par mes propos, je déballai tout mon sac de rage.

— À t'entendre, toi, tu ne m'as jamais désirée. Moi l'instigatrice ? Donc je suis à l'origine de tout ? Mais la première fois, dans l'armoire de la cave...

— Arrête, Ombline.

Je continuai en imitant sa voix.

— M'as-tu jamais considérée comme une sœur ? Comment pourrais-tu me désirer, si c'était le cas ?

Je laissai ma question en suspens et repris ma voix normale. La tristesse m'imbibait comme une éponge.

― Tu me parles comme à une obsédée, mais tout ce que je connais du sexe, je l'ai appris avec toi.

Alexandre s'approcha, l'air vaincu.

— Tu as raison, je suis aussi ignoble que toi. Je suis sale, je suis con, je suis un parasite de cette famille, un parasite de la France, je suis un danger pour toi. C'est pour ça que je retourne au Chili. Ma place est là-bas, dans cet orphelinat que je n'aurais jamais dû quitter.

Je lui touchai la main, horrifiée et tentant de le contredire, mais il poursuivit.

— J'ai compris qu'en partant, je faisais de la peine à Maman, et si elle savait pour nous, ce serait pire. Elle a été gentille avec moi, toujours, depuis le début. Même ici, c'est elle qui a tout arrangé avec Sœur Thereza. Je ne veux pas la décevoir, mais si elle me connaissait vraiment... Je ne mérite pas une mère comme elle. Il vaut mieux pour tout le monde que je m'en aille.

Alexandre enfonça ses poings serrés dans ses poches, mes larmes se mirent à couler. Mina passa dans le couloir et s'arrêta devant la porte ouverte.

— Je peux venir pleurer avec vous ?

Alexandre lui tendit les bras, nous l'accueillîmes avec bonheur et cette étreinte à trois fut la dernière que je partageai avec mon frère.

Le lendemain, l'anniversaire d'Alexandre se déroula dans une ambiance étrange, irréelle. Grand-Mère avait cuisiné son célèbre opéra au chocolat comme si la crème au beurre pouvait adoucir les souffrances. Autour du gâteau hérissé de dix-sept bougies, chacun adopta l'attitude à la fois légère et solennelle attendue pour l'occasion, mais en ce qui me concernait, le cœur n'y était pas. Alexandre, dont la présence physique à table ne laissait aucun doute, semblait pourtant ailleurs. Dans sa tête, il était déjà parti. Je transpirais de mal-être, mais pour rien au monde je n'aurais gâché sa fête avec une remarque égoïste. Si ma famille souhaitait qu'on joue la comédie du bonheur tous ensemble, je tiendrais mon rôle, vaille que vaille, tel le glaçage lisse et muet qui masquait les aspérités de la génoise à la poudre d'amandes.

Dans la voiture où nous étions entassés, le silence était pesant. Je regrettais d'avoir choisi d'accompagner Alexandre à l'aéroport. Quatre heures d'autoroute jusqu'à Orly. Qu'est-ce que ça m'apportait de plus ? J'avais pesé le pour et le contre avec Isadora qui m'avait finalement convaincue. « Si tu n'y vas pas, tu auras des remords », m'avait-elle assuré. Le paysage défilait par la vitre et mon frère semblait le trouver passionnant. Il nous parlait le moins possible. Nous étions presque arrivés quand Mina s'écria :

— Mais alors ? Je vais enfin avoir une chambre pour moi toute seule !

— Si Alexandre est d'accord, précisa Maman.

Mon frère acquiesça d'un signe évasif, comme s'il n'était plus concerné, comme s'il n'avait pas l'intention de revenir un jour. Son indifférence confirma mon impression : dans sa tête, il était déjà parti.

— Va pour déménager les chambres, dit Papa en riant. Ça faisait longtemps...

Dans le hall de l'aéroport, après l'enregistrement des bagages, nos au revoir ne se prolongèrent pas. Alexandre nous embrassa froidement et seule Mina le serra avec une effusion à laquelle il répondit mollement. Je vis Maman retenir ses larmes jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière les portiques.

— Il reviendra, dit Papa comme pour se rassurer lui-même.

L'émotion de mes parents rendit la mienne plus naturelle. Pour la première fois, je pleurai la fin de mon amour sans devoir me cacher.

Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant