Les pissenlits par la racine

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Début juillet le soleil brillait de toutes ses forces, mais j'en avais rien à carrer. Maman proposa à Alexandre un rendez-vous chez une psychologue, elle craignait qu'il sombre dans la dépression. L'angoisse me gagna à mon tour. Mon frère avait besoin de confesser notre relation, il allait craquer, c'était certain. De mon côté, je redoutais d'affronter le regard des parents. Comment s'y prendre ? Quels mots choisir ? Ils allaient être déçus, dégoûtés, révoltés. Je connaissais la notion de coming-out pour les homosexuels, mais dans un cas comme le nôtre, existait-il des conseils, des témoignages, des associations pour nous soutenir ? Je nous sentais seuls au monde. Je décidais d'en discuter avec Alex, que je sois au courant, ce qu'il comptait dévoiler me concernait aussi. Tout n'était peut-être pas perdu.

— Même si tu parles de nous à ta psy, elle devra respecter le secret professionnel, non ?

Le fond du jardin nous dissimulait, là où jadis j'échangeais des messes basses avec Isadora. Alexandre feignait d'arracher des mauvaises herbes pour que les parents lui foutent la paix, mais on remarquait sans peine qu'il grattait le même carré depuis des heures. Un tas de pissenlit fanait à côté de lui, il broyait du noir en émiettant les mottes de terre sur leurs racines.

— Je suppose qu'elle va me conseiller d'avouer tout moi-même à Papa et Maman.

— Peut-être qu'elle va te dire que ce n'est pas grave, que ça arrive dans beaucoup de familles d'adoptés.

Mon frère me regarda avec défi.

— Toi-même tu ne crois pas à cette hypothèse.

Je baissai les yeux sur ses ongles abîmés.

— Réfléchi avant de te confier, je t'en supplie. J'ai peur.

— Tu disais pourtant que les parents allaient se montrer compréhensifs...

Je n'étais plus sûre de rien, un mauvais pressentiment me rongeait le foie.

La date de la consultation arriva et avec lui, je le savais, la fin de notre relation. Je voulus persuader mon frère de ne pas s'y rendre, de nous protéger, mais j'y renonçai. Alexandre avait l'air malade, je ne pouvais l'ignorer. Mon acharnement était égoïste. Les parents sortis pour une course et Mina plantée devant la télévision, je vins le rejoindre dans sa chambre. Il était assis à son bureau et jouait nerveusement avec un stylo. Il n'avait pas ouvert les rideaux depuis des jours.

Nous étions tristes et apeurés, tous les deux. Nous nous enlaçâmes en silence. L'oreille contre son torse dur, j'écoutais battre son cœur. J'essayai d'imprimer ces instants dans ma mémoire, l'odeur de son cou, le rythme de sa respiration. Je l'entraînai sur l'échelle qui grimpait au lit.

— Disons-nous adieu.

Il me suivit. Je me déshabillai entièrement pour m'offrir à lui une dernière fois. Il me tourna tendrement sur le côté, et se colla contre mon dos. Je me cambrai et l'accueillis avec un petit gémissement.

Nous avions perdu toute notion du temps. Alors que nous gisions, repus dans la tiédeur de notre amour finissant, des coups sourds retentirent à la porte. Nous nous levâmes d'un bond, et la couette tomba du lit, tandis que Papa s'égosillait en essayant d'ouvrir.

— Alex que fais-tu ? Tu vas être en retard !

Pris de panique, nous nous rhabillâmes le plus vite possible, mais à deux sur l'étroitesse du matelas, nous nous empêtrions dans nos vêtements. Papa s'impatientait.

— Répond nom de Dieu ! Et où est Ombline ? Maman l'attend pour faire des courses.

Je sautai en bas du lit et me recoiffai avec les doigts. Mon cœur battait à tout rompre. Alexandre lissa son T-shirt et déverrouilla la porte.

Papa marqua un temps d'arrêt. Il nous considéra d'un œil suspicieux.

— Vous êtes là tous les deux ? Que faisiez-vous enfermés à clef ? Tu n'as même pas ouvert tes rideaux.

— Une bataille de polochons, marmonna Alexandre.

Le sang quitta mon visage. Il le faisait exprès ? Une excuse aussi nulle, aussi peu plausible, c'était presque un aveu.

— On parlait de notre avenir, dis-je. Et de la psy. Alexandre est inquiet.

Papa se calma et emmena mon frère. Un semblant de vérité passait mieux qu'un gros mensonge.

Dans les rayons du supermarché, je peinai à me concentrer sur la liste que ma mère m'avait confiée. J'aurais tant aimé accompagner Alex. Dans quel état allait-il sortir de cette consultation ? Mais à son retour, il monta directement s'enfermer dans sa chambre, refusant de dîner. Mon père le rejoignit, et bientôt des éclats de voix nous parvinrent jusqu'au salon. Alexandre semblait furieux. Ma mère, bouleversée, m'obligea à manger avec elle sans attendre.

— Ton père encaisse les reproches mieux que moi, laissons-le gérer.

Je n'avais pas faim. Après avoir chipoté dans mon assiette pendant un temps raisonnable, je débarrassai ma table et me repliai dans ma chambre à mon tour. Lorsque mon père redescendit enfin l'escalier, je me postai un instant devant la porte d'Alex, puis me résignai. En dépit de l'angoisse qui me tordait le ventre, je pouvais sans doute contenir ma curiosité jusqu'au lendemain. Mieux valait le laisser tranquille.

Au petit-déjeuner, Alexandre nous rejoignit dans la cuisine. Son teint livide et ses cernes bleuâtres trahissaient la pauvreté de sa nuit. Sans prendre le temps de s'asseoir, il appuya ses deux mains sur le dossier d'une chaise comme pour raffermir son discours. Mon estomac se contracta brutalement.

— J'ai décidé de retourner au Chili.

Sa voix était claire et nette, Maman étouffa un hoquet de surprise, Alexandre nous regarda tour à tour, et avant que personne ne puisse répliquer, il repoussa la chaise et partit se claquemurer dans sa chambre à nouveau.

Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant