Progrès

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À l'école, les choses se corsèrent. La maîtresse de CE1 avait dit aux parents qu'elle s'inquiétait pour Alejandro, il participait peu en classe et passait ses journées à contempler les arbres par la fenêtre. Il ne s'intéressait pas non plus à ses camarades. Dans la cour de récré, il restait tout seul, et si je faisais l'effort de venir lui parler, il regardait ses mains et ne me répondait pas.

À la maison, il faisait pareil avec Papa, alors qu'il se montrait gentil avec Mina et Maman. Alejandro était en train de diviser notre famille. Papa s'emporta le jour où Mina commença à imiter son frère. Papa avait demandé qu'on range nos jeux qui traînaient dans le salon. Elle feignit la sourde oreille et vida tranquillement sur le parquet une boîte de puzzle des 101 dalmatiens que personne n'avait réussi à terminer. Papa se mit à gronder.

— Mais tu le fais exprès, ma parole ?

Mina lui lança un regard noir, puis lui jeta au visage les dernières pièces. Papa l'attrapa par le bras et la mit au coin, près de l'armoire de la cuisine.

— Alors jeune fille, quelles sont ces manières ? Tu vas rester un peu ici pour réfléchir.

Surpris, Alejandro ne bougea pas. Il fixait Papa intensément. J'aurais aimé connaître le fond de sa pensée. Mina ne pleurait pas, elle boudait et tapait du pied le coin du meuble. Puis il dit quelque chose en espagnol à Mina. Papa intervint.

— Merci Alejandro, mais ne te mêle pas de ça. C'est une affaire entre ta sœur et moi. Si elle veut me présenter des excuses, il faut que ça vienne d'elle.

À mon tour d'être surprise. Si ce frère compliqué disait des choses aimables sur un ton dur, comment pouvais-je m'y retrouver ? Je décidai de profiter de l'intermède pour les amadouer tous les deux.

— Papa, si on regardait la cassette vidéo des Aristochats que Tante Hélène nous a offerte à Noël ? Ce serait pas un bon moyen pour Alejandro d'apprendre le français ?

— Youpiii ! s'exclama Mina en s'élançant vers moi.

Elle avait déjà oublié sa punition, mais Papa sourit. Ma sœur gesticulait comme au bon vieux temps et il semblait soulagé.

— C'est d'accord. Tu sais utiliser le magnéto, Ombline ?

— Pardon Poupou, minauda Mina comme chaque fois qu'elle regrettait une bêtise.

Nous nous installâmes tous les trois sur le canapé devant la télévision.

— Et moi alors ? grogna Papa en rigolant.

— T'as qu'à venir sur mes genoux, fit Mina.

Tout le monde rit, même Alejandro, alors qu'il n'avait sûrement rien compris. Je me gardai de lui faire remarquer. Papa m'adressa un clin d'œil comme pour dire « bien joué, Ombline ! ». S'il avait su que l'idée venait d'Isadora, elle aurait remonté dans son estime : ma copine pouvait se montrer astucieuse en dépit de son exubérance. Égoïstement, je le laissai croire que l'idée du dessin animé venait de moi.

Après le film, pour prolonger notre complicité, je chantai « tout le monde veut devenir un cat » avec Mina, comme quand on avait regardé la cassette pour la première fois et qu'Alejandro n'était pas encore arrivé, mais son frère nous observait en silence, son éternelle expression indéchiffrable plaquée sur le visage. Si seulement cet épisode avait pu signer la fin de la froideur entre nous. Ce soir-là, quand Alejandro monta se coucher sans me saluer, je me sentis découragée. Rien ne le dériderait jamais, celui-là ?

Isadora manquait de chance, la fin du mois de mai s'étirait sous la pluie, si bien que nous délaissions le jardin. N'y tenant plus, un soir, elle sonna à la porte. Maman lui ouvrit, elle profita de ma présence dans l'entrée pour se faufiler jusqu'au salon en furetant. Elle se planta finalement devant Alejandro qui, vautré dans le pouf en skaï bordeaux, déchiffrait la BD de Lucky Luke que je lui avais prêtée lors d'une nouvelle tentative d'approche.

— Maman demande si elle peut vous emprunter du sel, on n'en a plus !

Papa éclata de rire.

— Bonjour Isadora. Décidément, tu as tous les trucs. Alejandro, je te présente notre voisine et l'amie d'Ombline.

Mon frère marmonna un « bonjour », mais une cavalcade secoua l'escalier, nous détournant de lui. Mina déboula dans le salon vêtue d'une moitié de pyjama violet, et sauta dans les bras d'Isadora.

— Quel accueil ! dit notre voisine en riant. Toi aussi tu m'as manqué, mon petit bocal d'anchois.

Alejandro considérait les deux filles d'un air interrogateur, puis pour éviter d'attirer l'attention sur lui, replongea dans sa lecture, caché derrière sa BD. Papa avait préparé un potiquet avec du sel, qu'il tendit à Isadora. Elle marqua un temps d'arrêt, comme si elle avait oublié la raison première de sa présence dans notre salon, avant de reprendre ses esprits.

— Oh merci M'sieur Duduche, dit-elle en s'éloignant vers la porte.

Papa leva les yeux au ciel, notre nom de famille était Duchamps, Isadora nous avait rebaptisés ainsi depuis si longtemps que je ne m'en souvenais plus. Papa la trouvait effrontée, mais elle s'en fichait. Je la raccompagnai sur le perron où elle me lança un coup de coude :

— Pas mal le frangin ! Il n'est pas si maigre que ça, je trouve.

Je fermai la porte et réapparus dans le salon où Papa me toisa avec reproche. Oups. Ils avaient entendu. Alejandro m'adressa un regard blessé par-dessus son livre. Cette Isadora. Papa avait raison, elle ratait parfois l'occasion de se taire.

Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant