La boum

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Un matin où j'avais remonté mon écharpe jusqu'au nez pour me protéger du vent, je fonçai sur Lucas dans le couloir, bafouillai un truc inaudible et lui fourguai mon invitation avant qu'il puisse réagir. Derrière ses cheveux blonds, j'eus l'impression qu'il souriait ou en tout cas, qu'il ne me regardait pas d'un air dégoûté. Isadora était soufflée.

— Je suis trop fière de toi, t'as assuré comme une bête ! Pourvu qu'il vienne, pourvu qu'il vienne, pourvu qu'il vienne.

Au fond de moi, je n'étais pas sûre d'en avoir envie. Sa présence me mettait drôlement la pression.

Le jour de mon anniversaire, Papa nous aida pour les installations. Il nous brancha sa chaîne hi-fi dans le garage et surprise, il avait emprunté à la médiathèque quelques CD de Dance et le Hit Connection de l'an dernier pour animer la soirée.

— T'es le plus gentil Papa du monde ! lui dis-je en l'embrassant.

— Aide-moi plutôt à rentrer les chaises du jardin, grande saucisse, vous voudrez sans doute vous asseoir.

Papa m'appelait ainsi depuis que je dépassais Alexandre de plusieurs centimètres. J'avais cru que cela vexerait mon frère, mais ma haute taille ne semblait pas l'affecter, et l'inverse se produisit : c'est moi qui me sentais godiche.

Isadora vint chez moi pour s'apprêter, elle comptait porter une petite robe noire à pois blancs, parfaite avec ses cheveux roux. Moi j'avais prévu de rester en jeans, avec mon T-shirt azur à reflets argentés, assorti à mes yeux d'après ma voisine. Je me sentais si banale à côté des autres filles, Isadora avait beau vanter ma chance d'avoir les yeux bleus, je me trouvais terne. Déjà, la couleur de mes iris évoquait surtout le ciel nuageux d'octobre, pas de quoi se noyer dans un regard piscine malgré toute l'amitié de ma voisine-copine qui s'obstinait à les voir bleus. Ensuite mon teint blafard et mes boucles bêtement châtains ne manquaient jamais d'affadir l'ensemble.

— C'est l'éclairage de votre salle de bain qui est nul, argumentait Isadora.

Son explication ne tenait pas la route, elle-même semblait radieuse dans notre miroir. J'allais lui dire quand Maman passa la tête par la porte.

— Interdiction de se maquiller comme des voitures volées, c'est compris ?

— Juste du mascara ! répondit Isadora en brandissant son tube.

J'étais si nerveuse que je faillis me crever un œil en l'appliquant. Je ne me détendis qu'à l'arrivée de Laure et de Fanny, avec qui nous gloussâmes en mangeant des chips pendant un bon quart d'heure en comparant nos tenues. La chemise blanche de Laure lui allait à merveille, faut dire qu'elle arborait une jolie poitrine depuis cet été, moi là-dedans, j'aurais eu l'air d'un sac. Fanny avait choisi une robe pourpre qui mettait son métissage en valeur, et elle avait laissé ses cheveux afros encadrer fièrement son visage, elle qui les gardait attachés au collège.

Les jumeaux Éric et Jérémy ne tardèrent pas non plus, narquois sous leurs mèches brunes, vêtus de leurs habituels T-shirts de surfeurs. Personne n'osait danser et à cause de la musique, on ne s'entendait pas parler. Je criai dans l'oreille d'Isadora.

— Je peux quand même pas baisser le son !

— Sortons plutôt les chaises dans le jardin.

La météo plus clémente que les jours précédents nous permit de nous installer devant la porte du garage, soulagés de ne plus contempler la piste vide. Julie fit son entrée, boucles blondes et sourire lumineux, les jumeaux se levèrent pour l'accueillir. Fanny lança :

— Bon allez, moi je vais danser. Tu m'accompagnes, Ombline ? C'est ton anniversaire, après tout.

Je la suivis, ainsi qu'Isadora qui plongea dans la pile de CD pour chercher « un truc mieux ». Elle finit par trouver et inséra « Boris » et sa soirée disco, suivi de Ricky Martins. Julie, Laure et les jumeaux vinrent nous rejoindre. J'eus soudain la preuve que Dieu existait : alors que l'ambiance prenait forme, Lucas franchit la porte du garage. Et la preuve que Dieu était facétieux : Mina déboula en se déhanchant comme une tagliatelle qui s'électrocute. En plus, elle avait piqué du rouge à lèvres à Maman. Je plaquai mes mains sur mon visage horrifié. Lucas éclata de rire, lui prit le bras et l'invita à danser. Je regardai Isadora, aux anges devant la hi-fi, elle enchaîna avec les Spices Girls. Au bout d'une heure de nos allers-retours entre le jardin, les chips, les sodas et le garage, Maman arriva pour dire à Mina de remonter. Alexandre la suivait en traînant des pieds. Il voulait juste « voir », mais son visage s'éclaira quand il découvrit les jumeaux en train d'imiter John Travolta. Il quitta l'embrasure de la porte contre laquelle il était appuyé et vint se joindre à nous. J'attendis qu'il s'éloigne de la piste de danse et se serve un coca pour l'alpaguer.

— Merci d'être quand même descendu.

— Bon anniversaire ! me répondit-il en choquant son gobelet contre le mien.

Un peu plus tard, Fanny s'agitait avec Isadora devant la chaîne. Curieuse, je m'approchai. Fanny me prit à témoin.

— Isadora refuse de mettre des slows ! Dommage, non ?

— Personne ne va oser danser, se défendit ma voisine.

— Y a pas de vraie soirée sans slow. Et puis, c'est aux mecs de nous inviter, no stress !

— Et s'ils nous invitent pas ? demandais-je, pas sûre de vouloir tenter l'expérience. Ou pire, s'ils nous invitent ! Je ne sais pas danser.

Mais Fanny ne se laissa pas démonter, elle se dressa et annonça le poing levé.

— S'ils ne nous invitent pas, on déclarera ouvert le quart d'heure américain et on les invitera nous-mêmes.

Nous échangeâmes un regard avec Isadora. Fanny avait raison, si on ne mettait pas de slow, ça ferait plus « goûter d'anniversaire » que soirée. Nous décidâmes de la laisser officier : notre boisson à la main, nous rejoignîmes les chaises du jardin, l'air désinvolte, pour garder une contenance. La musique des Fugees envahit l'espace et je fixais le fond de mon gobelet quand Isadora me poussa du coude.

— Tu crois que Lucas va danser avec qui ?

Assis à côté de moi, Alexandre soupira.

— Z'en avez pas marre, avec votre Lucas ? Il a les cheveux gras, non ?

J'éclatai d'un rire nerveux, mais Isadora était prête à défendre notre bien-aimé.

— T'es jaloux ou quoi ?

— Alexandre ? interrompit Julie et son sourire radieux. Tu viens ?

Je ne l'avais pas vue s'approcher. Mon frère s'éloigna avec elle, main dans la main. J'en restai bouche bée. Isadora commenta.

— Dingue, elle a peur de rien ! Comment fait-elle ? Moi j'oserai jamais.

— Et lui, il nous plante là, comme ça, alors qu'on était en train de discuter.

— En plus, ils sont les seuls à danser... tiens, non, voilà Fanny avec Jérémie.

Laure vint nous rejoindre, aussi mal à l'aise que nous. Près des chips, Lucas semblait embarrassé, il riait fort et son visage se décomposa quand Éric, le deuxième jumeau, s'inclina devant moi avec un salut dans la plus pure tradition victorienne.

— Pardonne à ces rustres, Ombline ! C'est ton anniversaire et personne ne t'invite.

Je me retrouvai sur la piste, dans un état de concentration extrême pour éviter de marcher sur ses pieds. À chaque tour, je lorgnais Alexandre. Mon salaud de frère s'en tirait bien ! Lui et Julie paraissaient moins gauches que nous. Le morceau prit fin et Fanny, sans doute exténuée par sa prestation avec Jérémie, n'osa pas en passer un deuxième. Je remerciai Éric, puis revins au jardin où Lucas s'esclaffait avec Laure et Isadora.

— Je danse comme un pingouin, autant vous épargner ça.

Fanny aux commandes, la musique normale reprit, mais Julie et Alexandre continuaient de se trémousser ensemble, ce qui m'agaça. Je me levai et me joignis à eux. Isadora ne vit pas que je m'éloignais, elle ne vit de toute façon rien d'autre que le sourire de Lucas jusqu'à la fin de la soirée. 

Ma moitié d'orangeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant