2. Jeu de regards

45 7 21
                                    


Amir

On était face à face et elle ne me parlait pas.

On était face à face et elle ne cherchait même pas à interagir avec moi.

On était face à face et elle ne me regardait même pas.

Je devais être ridicule à la regarder. D'ailleurs, je ne faisais pas juste que la regarder... Je la contemplais du coin de l'œil.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'avais envie de retenir chaque bout d'elle. Savoir le nombre de tresses qu'elle avait sur la tête. Connaître la nuance exacte du brun de ses yeux. Le nombre de grain de beauté sur son visage. Si seulement elle parlait... Je pourrais enfin redécouvrir la tonalité de sa voix. La dernière fois, il m'avait semblé qu'elle était douce, avec de légères ondulations qui évoquaient un vent printanier : calme et mélodieux.

Elle ne me regardait toujours pas. Avec moi, l'expression « dévorer des yeux » prenait tout son sens. Finalement, heureusement qu'elle ne me regardait pas. Je devais avoir l'air d'un fou à lier. Le type de gars dont on s'éloignait sans demander son reste. Si elle percevait mon regard, elle se lèverait, rangerait ses affaires et partirait. Et elle ne voudrait sans doute plus jamais me revoir ou me croiser dans l'internat... je ne pourrais plus la voir. Et ça, c'était le pire des scénarios. Je voulais qu'elle reste, je voulais... être avec elle... et je n'avais rien trouvé de mieux que de rester ici à la bibliothèque de l'internat pour passer ne serait-ce que dix minutes en sa présence. Enfin « avec elle » une trop grande expression qui ne rendait pas justice à ce qu'il se passait réellement.

Pour garder une certaine contenance (si tenté est que ce soit réellement possible dans un moment pareil), je sortis de mon sac de cours mon cahier de je ne sais quoi, avec un bouquin d'un auteur sûrement mort. Et pour faire bonne mesure, je pris ma trousse par la même occasion. La parfaite panoplie de l'adolescent studieux du mardi soir.

Je me souvenais encore de mes projets. Quand je m'étais levé, je m'étais dit qu'après les cours du matin, j'enlèverai cette satanée veste qui m'étouffait, je déboutonnerai ma chemise au moins de trois boutons et je gratterais sur ma guitare jusqu'à plus soif. C'était avant de réaliser que j'avais soif d'elle. Soif de la voir.

On ne s'était vu que trois fois en tout et pour tout... sans réellement se parler. Elle avait réussi à m'éloigner de la seule femme que j'avais connue en ce monde : ma guitare. Et elle ne
me regardait toujours pas. L'avait-elle fait lorsque j'avais sorti mes affaires de mon sac ? Est-ce qu'elle mourrait d'envie comme moi de me regarder, même juste un peu ? Peut-être
que si j'attirais son attention...

C'était trop bête cette histoire. J'avais atterri à la bibliothèque, tout ça parce que j'avais accepté d'accompagner Nate. Je marchais sûr de mes pas, voulant laisser mon ami devant les
portes de la bibliothèque encore fermées et on les avait vues, elle et son amie : Gloria. Naturellement, nous les avions rejointes.

On avait parlé tous ensemble le plus naturellement du monde comme la dernière fois. On avait même échangé quelques mots elle et moi. Des banalités, mais... ça comptait pour moi. Elle m'avait même regardé. Mais ces moments étaient beaucoup trop courts. Je voulais plus. Voilà pourquoi, je me retrouvais dans la bibliothèque un mardi soir. Nate et Gloria nous
avaient quittés depuis longtemps pour leur club d'art dramatique.

Elle était belle. Non pas belle... magnifique... Ses lèvres pulpeuses brunes naturelles. Sa peau comme les cèdres du Liban. Cette façon qu'elle avait de se caresser la joue en se
concentrant. Ses cils...

— C'est de l'algèbre ?

Voilà, alea jacta est : les dés étaient jetés. Elle ne releva pas la tête, mais elle me répondit tout en continuant à lire ce fichu manuel, qui visiblement était plus intéressant que moi ou plus
beau...

— Oui, je n'arrive pas à résoudre l'équation, là.

— Je ne peux pas t'aider, je ne suis pas vraiment fort en math.

Crétin ! Deux « je » dans la même phrase.

Elle ne m'avait pas demandé mon aide, mais j'avais trouvé le moyen de ramener à moi la conversation. Ma mère m'aurait traité de malpoli. Remarque, qui était le plus malpoli d'entre nous ? Celui qui se mettait en avant ou celui qui ne regardait pas l'autre.

— Pas grave, je demanderai à Gloria ce soir.

J'aurais aimé qu'elle dise mon prénom, mais... un bref instant, un bref moment, elle m'avait
regardé. Ça avait dû durer moins qu'un battement de cils, mais nos yeux s'étaient accrochés... je le sais. Et elle le savait, car elle fit une moue gênée avant de baisser pudiquement le regard sur ce fichu manuel de math qui nous avait rapproché l'espace d'une seconde.

Moi qui pensais être rassasié avec son seul regard, ça ne me suffisait pas. J'avais besoin de plus. Je laissais mon cahier et mon bouquin sur le côté, plongeant la tête dans mes bras posés
sur la table comme si je m'apprêtais à piquer un somme.

Là, maintenant, je me demandais si ce truc dans les films était vrai. Est-ce que quand deux âmes-sœurs se trouvaient, elles pouvaient communiquer par la pensée ? Je sais, une idée folle, bizarre, mais... une part de moi avait envie de croire que c'était le cas. Je relevais la tête,
toujours le menton appuyé sur mes bras pliés devant moi sur la table en bois, qui avait dû voir je ne sais combien de génération d'élèves se succéder.

Regarde-moi, pensé-je très fort.

Rien. Elle notait ardemment sur son cahier.

Regarde-moi, réitéré-je mentalement.

Rien à nouveau. Elle rangea son stylo bic bleu dans sa trousse le plus naturellement du monde.

Regarde-moi, s'il te plaît.

Elle prit un livre dans son sac de cours. Un gros bouquin qui en vue de la couverture plutôt moderne devait être un livre personnel. Elle l'ouvrit devant et la tête soutenue par la paume de sa main droite, elle commença à lire, là où elle avait laissé son marque-page.

Séphie.

Elle continua à lire, tournant une page. S'en était frustrant, mais en même temps à quoi je m'attendais ? J'étais stupide de croire en des trucs pareils. J'étais vraiment désespéré, ma
parole. Après avoir émis un léger rire que seul moi pouvait entendre, je pensais une ultime
fois...

Habibi, s'il te plaît, regarde-moi...

Ses pupilles quittèrent le livre, ses lèvres frémirent et doucement, délicatement... nos regards s'enlacèrent. Ses yeux couleur chocolat au lait profond me regardaient. Un regard doux,
simple, timide, mais pour moi, son regard était le plus poétique et passionné de tous les regards.

Avant qu'elle ne se sente gênée...

Avant qu'elle ne m'ignore à nouveau...

Avant qu'elle fasse comme si ce moment n'avait jamais existé...

Avant que tout redevienne néant... je lui souris.

Un temps pour t'aimerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant