4. Gad

34 9 17
                                    

J’ouvre grand mes yeux comme des soucoupes. Il-est-aveugle. Oh-mon-dieu. Il l’a dit dans un chuchotement, presque honteux.

Je me sens gênée. J’ai dû le mettre mal à l’aise. Et maintenant je me sens coupable. Alors je m'excuse:
«Désolée si je t’ai mis mal à l’aise. Je… je n’ai pas l’habitude. Pardon.» Il lève ses yeux sur moi. Et un sourire gêné se dessine sur ses lèvres. «C’est pas grave. J’ai l’habitude des regards curieux et horrifiés.»

Je fronce les sourcils. S’il est aveugle, comment il peut savoir? Il a dû sentir mon incompréhension parce qu’ il commence à rire. « Eh, tu sais, je peux sentir les regards appuyés sur moi, et sentir les émotions des autres. Elles tournent dans l’air autour de la personne. Et avant que tu demandes, oui, je sens vos émotions je suis né avec ça.» Comment? C’est trop bizarre! Je souris et écarquille les yeux. «C’est trop bien! Alors tu sais quand les autres mentent et tout?» Il hoche la tête et j’émets un “Waaah” assez spécial et inhabituel qui nous fait partir tous les deux dans un fou rire.  

Notre espèce de folie est coupée par Daëgan qui fait remarquer à Gad qu’ils doivent aller à l’entraînement du soir. Il ne m’adresse aucun regard et entraîne Gad vers la grande porte. Quel malotru! Je lève les yeux au ciel en soupirant. Je l’avais oublié moi. Mais non, il est revenu et nous a interrompu dans ce moment imbécile. Athanase me dévisage avec une lueur amusée dansant dans ses pupilles qu’elle efface tout de suite quand je lui lance un regard noir. Elle me propose gentiment de me raccompagner à mes appartements mais je lui dis qu’elle y aille sans moi.

J’ai besoin de solitude pour assimiler tout ça. Je m'assois sur le rebord de la Fontaine et me demande d’où vient son nom. Pourquoi “du Feu”? Il n’y a pas de feu qui en sorte et l’eau n’est même pas chaude, au contraire! Elle est gelée.

Mon regard vagabonde autour de moi. La petite cour est entourée de buissons et un petit chemin relie le temple à la dite Fontaine du Feu. Cet endroit est vraiment paisible et je sens quelque chose d’étrange.

Comme si j’étais déjà venue ici. Je commence à creuser dans ma mémoire défaillante du moment qui s’est passé entre le moment où je disparais dans les arbres jusqu’à ce que je me réveille.

Une chaleur presque étouffante se répand tout à coup. Je me retourne, intriguée. Un homme qui doit avoir 20, 25 tdp est debout et me regarde avec curiosité. «Bonjour jeune fille.» Je hausse un sourcil. Personne ne m’a parlé comme ça. Surtout que j’ai pas tellement d’années de moins. Enfin, normalement.

Je lui rends son salut.
Au son de ma voix, ses lèvres s’étirent, dévoilant des dents blanches et régulières. Et des canines pointues. Et des yeux noisette qui me font penser aux feuilles mortes. Des cheveux courts coupés un peu n'importe comment roux avec des mèches couleur sang. Des lèvres pleines. La copie conforme d’Edana, mais en homme.

Il me demande poliment mon nom. Je fronce les sourcils. Quelque chose cloche. Je ne sais pas ce que c’est mais j’en suis certaine. Je réponds tout de même. « Je n’en ai pas.» Il sourit encore plus. «C’est donc toi. La Fille sans Nom. La Paisajanea qui nous espionnait. Celle qui a des capacités spéciales. Comme Azraël, Daëgan, Athanase, Gad et, avant, Angelica. Les dieux t’ont volé ton nom. Et ils avaient une raison. Tu as fait quelque chose de mal, ils t’ont enlevé ta personnalité. Ils veulent que tu la trouve. »

Je fronce encore plus les sourcils. Pour qui se prend-il? Il ne peut pas me mettre la faute sur le dos.

« Non mais oh. Je ne suis pas coupable. J’ai rien fait. J’ai juste évité la mort de mon père. Je n’avais que sept ans. SEPT ANS! Tu ne peux pas m’accuser. J’étais petite. Tu n’as aucun droit à me parler de ça, tu n’étais pas là. Tu ne sais PAS. Tu ne peux pas me juger. Tu ne sais rien de ce que c’est vivre avec la faim qui te plie en deux dès l’âge où t’as la capacité de réaliser que tu as besoin de nourriture. Tu ne sais rien de ce que c’est la peur de te faire attaquer en pleine nuit. De passer des nuits blanches à cause de la peur. De battre la terre en plein soleil, avec un yukata qui te tient chaud mais qui te protège des rayons. De voir chaque année tes amis perdre un parent, ou carrément perdre ton AMI. Celui avec qui t’as passé toute ton enfance. Celui auquel tu as tout raconté. Avec lequel tu t'es fait gronder. Punir. Avec celui que t’aurais potentiellement aimé. Avec qui t’aurais pu te marier et fonder une famille. Avec qui t’as passé tes pires moments, tes meilleurs, les plus gênants, les plus drôles. De passer des moments horribles quand tu vois chaque année une fille de 10 ans entrer dans la maison du plus cultivé et ressortir de là, ce n’est plus la fille que tu as connu. Elle est devenue présomptueuse, égoïste, et peut-être même qu’elle n’est plus vierge. Eh oui, c’est comme ça chez les Paisajaneas. La vie c’est dur. On se fait mal, la plaie s’infecte, la Guerisaria fait ce qu’elle peut, mais l’enfant peut mourir. Et vous, vous avez tous les médicaments de nos ancêtres. Vous avez tout le bon territoire. Vous avez de la viande! Des protéines, du poisson! Vous attaquez toujours! Vous vous entraînez. Vous avez des lits, des chambres énormes. Vous perdez des membres, oui, mais c’est vous qui attaquez! C’est tout VOTRE faute. Nous aussi on a fait des choses atroces. Mais c’était le plus Cultivé qui nous disait d’attaquer et si tu résistais, tu te faisais bannir ou ta fille se faisait abuser par le chef devant toi. Alors, oui, on a fait des mauvaises choses, mais sous l’obligation. Alors que chez vous, il y en a peut-être qui ne veulent pas nous attaquer mais j’en doute franchement parce que quand ce matin je suis arrivée dans la salle d’entraînement j’ai vu les regards assassins, les regards de désapprobation quand Amel a dit que j’allais devenir une Kuntaï. Les regards dégoûtés quand j’ai dit un bonjour aimable aux servantes. La PEUR qui s’est installée dans les yeux de ta sœur quand j’ai frappé ton neveu. Le mépris d’Amel quand je me suis postée devant lui dans la salle du trône bizarre. Tes chers camarades me détestent, me méprisent, me sous-estiment juste à cause de mon origine éthnique. Donc oui, ils veulent la mort des Paisajaneas. Ils ne savent rien et ne nous aiment pas juste à cause du fait que nous soyons un autre peuple. Alors, Inaki, tu peux bien me dire que j’ai perdu mon nom parce que les dieux me l’ont enlevé. Mais m’accuser? Alors que tu ne me connais pas? Non. C’est typique Kuntaï. Tu ne sais pas ce que j’ai dû endurer quand les autres ont vu que j’avais des pouvoirs bizarres. Les regards dédaigneux, je connais. On m’a appelé Monstre, la MAUDITE, la KUNTAÏ, la CAFARDE, l’ADOPTÉE, L’INDIGNE! Tu ne peux pas juste m’accuser comme ça. Non. C’EST INHUMAIN! Tu te souviens des humains d’il y a 1000 tdp ? Ceux dont on parle encore. Ceux qui auraient “détruit la terre, tout brûlé, sans s’en rendre compte”? Il n’y avait pas de guerre entre tous en permanence! Il y avait des pays! Avec des millions d’habitants dans chacun! Et maintenant? il y a moins de 1 million d’habitants dans tout le continent. À cause de qui? Vous. Vous avez commencé. Vous allez tous nous tuer. Et quand il n’y aura plus de Paisajaneas? Une guerre entre vous va commencer. Alors, tu ne vas pas continuer à me juger, parce que nous, les Paisajaneas on ne vous juge pas comme ça. Pas pour votre naissance, mais pour vos capacités. On vous admire. On trouve ça fascinant la manière dont vous avez de vous battre. On ne vous déteste pas. On vous accuse juste d’avoir commencé cette extermination d’humains, et là c’est vrai. Moi j’ai fait quoi pour qu’on m’enlève mon nom? Protéger mon père. Quel crime! Alors, Inaki? Tu te sens mal j’espère. Ah non, c’est vrai tout est faux, j’ai menti. Non. NE. ME. JUGE. PAS. NE. M’ACCUSE. PAS. Tu n’es pas mon père.»

J’ai la bouche sèche d’avoir tant parlé, j’ai à peine senti les larmes dévaler sur mes joues quand j’ai parlé de mon ami. La seule personne qui se souviendrait encore de mon nom. Aiken. Je suis tellement remontée contre Inaki que je viens de me rendre compte que c’est la troisième fois que j’utilise son nom alors qu’il ne me l’a pas dit. Que j’ai dit comme si je le savais depuis toujours qu’il est le frère d’Edana et qu’Azraël est son neveu. Que j’ai parlé comme si je connaissais tout sur les humains d’il y a 1000 tdp alors que je n’ai jamais rien su sur eux.

Inaki a les sourcils tellement haussés qu’ils pourraient presque toucher la racine de ses cheveux. Et il est pâle comme un linge. Je dirai même qu’il a un peu reculé. Il se racle la gorge et marmonne: « Bon… d’accord…Je vais devoir la supporter combien de temps?» tellement mal articulé que j’ai eu du mal à comprendre. Me supporter. Je ricane presque. Et pourquoi croit-il devoir me supporter? On ne va jamais se voir à mon avis.

Puis il me dit de manière indifférente: «Juste, pour information, as-tu senti que la température a baissé? De au moins 5ºC. Et que tes yeux lançaient des éclairs? Je veux dire avec ça que tu aurais pu m’électrocuter. Peut-être qu’il faudrait que tu penses un peu à contrôler ton tempérament. Juste pour éviter des morts inutiles, hein.»  Et sur cette mini leçon de morale, il se volatilise en un incendie.

Je menace d’exploser et de détruire la Fontaine. J’inspire une grande bouffée d’air. Ouh… je ne le cadre pas celui-là. Il est arrogant, présomptueux et tout ce qui suit. Franchement, j’ai dit quoi pour qu’il me fasse cette dernière leçon de morale? J’ai dit la vérité, quoi. Je tourne les talons et avance de mauvaise humeur vers le monastère où je suis logée.

La Fille sans NomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant