Chapitre 13 : Les framboises

57 4 23
                                    

NdA : Du rire aux larmes, il suffit de quelques mots, un seul chapitre peut-être...


Victor était malade.

D'aussi loin qu'il se souvenait, son grand-frère avait toujours eu la santé fragile. Il ne comptait plus le nombre de fois où ses parents l'avaient amené en urgence à l'hôpital. Il ne comptait plus non plus le nombre de fois où il avait entendu son père dire que plus aucun médecin n'était capable de faire son boulot dans ce pays d'assistés, et souvent à ce moment-là, il regardait Stephen, et cela voulait dire : « d'ailleurs toi, tu ferais mieux de te trouver une vocation avant de finir on ne sait où dans le métro de Londres ; regarde ton frère, presque diplômé, il n'a pas ta chance. » Et Stephen ne disait jamais rien. Donna non plus. Seulement Donna avait le privilège d'être la seule fille de ses parents, d'être la dernière de leur fratrie, d'être la préférée. Mais Stephen ne lui en voulait pas. Comment pouvait-on ne pas préférer Donna ? Mais l'état de Victor avait récemment empiré. Qu'avait-il, on ne savait pas. Alors un jour, encore un de ces jours dans l'urgence, leur père les avait emmenés loin, en Europe, dans une clinique spécialisée dans les maladies rares. Ils n'avaient pas eu leur mot à dire, et pour une fois, Stephen aurait bien aimé dire quelque chose.

C'était que depuis trois jours, il avait un copain. Cela ne lui était jamais arrivé. Donna l'avait su au premier coup d'œil. Mais comme toujours, Stephen s'était tu. Sa priorité était, jusqu'à ce qu'ils soient de retour chez eux, de veiller sur son frère et sa sœur, de les amuser autant qu'il le pouvait. Il n'était pas sûr d'être très drôle, ni même d'être très doué avec les autres en général. Mais il connaissait Victor et Donna. Il savait que Victor raffolait des framboises plus que tout, il savait aussi que Donna adorait jouer dehors. Il n'avait jamais vu auparavant d'enfant passer autant de temps à escalader, grimper, explorer le monde de cette façon. Mais Stephen n'était pas doué : lui-même appréciait moyennement les activités en extérieur (préférant la lecture d'un bon livre ou le plaisir intellectuel de ses études), et il avait une fois réussi à faire pourrir des framboises surgelées lors d'un des anniversaires de son grand-frère. Comment ? Lui-même ne le savait pas. Mais cet épisode d'anthologie était définitivement inscrit dans les Mémoires de la famille Strange, et avait donné naissance au juron le plus étrange de l'histoire de l'humanité (très usité notamment par Donna), le juron des framboises pourries surgelées.

Alors, Victor étant à la clinique, la mission de Stephen était de s'occuper de sa sœur. Leur clinique se trouvait près d'une station de ski, au bord de laquelle Stephen avait eu le temps de repérer un lac gelé. Il y emmena Donna, pendant que ses parents restaient auprès de Victor.

C'était une belle journée, l'air sec et froid rosissaient les joues des deux Strange et faisait apparaître de la buée à chacune de leurs expirations. Le lac, qui s'étendait si loin que sa rive opposée se perdait entre la brume des montagnes, était déjà occupé par une petites poignée de patineurs.

Donna s'y engagea sans une once d'hésitation.

Comment aurait-il pu savoir qu'il allait la tuer ? Que la glace ne tiendrait pas ? Qu'il était le plus grand incapable de l'univers ?

La douce Donna, morte gelée.

Le grand Victor, deux semaines plus tard, sans vie.

Et Stephen Strange, au cœur et à l'esprit à jamais emprisonnés dans le lac de glace. Où qu'il aille, sous le regard terrible de ses parents, perpétuellement rappelé à l'instant où le lac s'était fissuré, toutes les voix dans sa tête, et la trop cruelle Mme Culpabilité... Le choc glacé, si énorme, si violent, qu'il avait fallu tout oublier.

Tout oublier, sauf une certitude.

Jamais plus il ne serait inutile, ni incompétent. Il allait devenir le meilleur en tout, écraser tous les autres, comme son ancien lui, tous ces incapables sans ambition, sans exigence, sans valeur. Jamais plus il ne s'attacherait à quiconque, jamais plus il ne ferait sourire qui que ce soit. S'attacher, c'était un inconvénient. Les sourires, cela mourrait dans la glace, cela mourrait dans un lit d'hôpital. L'amour était mort, avec Victor et Donna.

Tout oublier, jusqu'à son nom.

Tony, ou Donna. Quelle importance. Tout finissait par mourir de toute façon.

Il allait tout geler. Tout recommencer. Partir loin de tout, loin de ses parents, et devenir le meilleur. Rejoindre la faculté de médecine, et encore...

Tout oublier, jusqu'à son serment.

Les bons et gentils docteurs étaient tous des faibles. Les meilleurs ne s'encombraient pas de bons sentiments, car les bons sentiments étaient morts, et encore...

Tout oublier, jusqu'au sens des choses.

Pourquoi la haine, la rancœur, la peine ? Pourquoi ce sentiment, toujours, d'être coupable ? Pourquoi le soin, pourquoi la charité ?

Plus qu'oublier, il s'agissait de faire taire. Réduire au silence les questions, la voix des autres, les voix dans sa tête.


Oubliez les questions. Je vous ferai taire en dessinant votre amertume.

Détestez-moi puisque personne jamais ne questionne la haine.

Vous parlerez ce langage d'hostilité qui au fond ne dit rien.

Et j'aurai effacé vos questions, oublié mes réponses.

Victor.

Tony.

Donna.

Le Misanthrope [Ironstrange]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant