Premier Fragment

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Lorsqu'ils revinrent à la Botte, ce fut pendant une des rares périodes de l'année où la chaleur n'écrasait pas les voyageurs et n'étouffait pas les habitants des Bas Quartiers. Elys Saem, debout au milieu de la route, ses pieds nus enfoncés dans la terre sèche, laissa ses sens courir devant lui. Il écouta le vent sur sa peau, fraîchissant l'air. Autour de lui, de chaque côté de la route, la terre retournée pour préparer les semis renvoyait l'odeur humide, glaiseuse, des déjections d'arthropodes et des racines putréfiées. Loin devant lui, mais encore tellement proche, l'écho de milliers d'essences magiques venait chatouiller la sienne. Un bras, familier - celui d'Iro, l'homme qu'il aimait - se glissa dans son dos pour le tirer contre lui.

— Tu es sûr que ça va aller ?

— Hmm.

Elys souleva un bras pour entourer les épaules de son compagnon, plus petit que lui d'une demi-tête. Il appuya sa joue contre ses cheveux, sentit les cornes, rugueuses, qui bourgeonnaient sur son front. Son souffle chaud fit frémir la peau de son cou lorsqu'il parla de nouveau.

— Si tu veux, on peut encore faire demi-tour. Personne ne sait qu'on est là.

— Ce serait une bonne idée, murmura Elys. Mais depuis quand je suis les bonnes idées ?

La peau d'Iro se plissa, il inspira brièvement. Un sourire. Elys les entendait parfaitement, à défaut de pouvoir les voir. Il tourna encore un peu la tête, posa ses lèvres contre sa tempe et y imprima un baiser pour lui dire toutes ses peurs, pour lui demander du courage. Iro caressa du bout des doigts la joue et le menton d'Elys, puis se redressa légèrement.

— J'ai un peu faim. Tu connais une bonne taverne où t'arrêter, avant ?

***

Il l'avait fait. Après des années... plus de dix ans, peut-être. Elys l'avait fait. Il avait retrouvé ses soeurs. Elles n'avaient pas disparu, loin de là : pendant tout ce temps, elles étaient restées exactement là où il les avait laissées, à la Botte, là où iels avaient grandi tout·es ensembles. Avant qu'il ne parte, avant que Lylia, sa petite soeur, ne le suive aussi. Dans d'autres circonstances, il aurait été raisonnable de faire remarquer à Elys qu'elles n'ont plus, ne lui avaient pas rendu visite pendant tout ce temps ; mais puisqu'Elys n'avait plus d'adresse fixe et parcourait les routes pour étudier les plantes des mondes connus, personne ne pouvait les blâmer de ne pas l'avoir cherché. Pas avec des familles à s'occuper, des amitiés à cultiver, des carrières à faire grandir. Ce n'était pas elles qu'il fallait blâmer, pour ce contact rompu. Elles ne le blâmaient pas non plus, s'il en avait cru les larmes de joie qu'il avait entendue, les caresses à n'en plus finir, les étreintes étouffantes et les questions qui pleuvaient.

Il l'avait fait. Elys était revenu. Parce qu'il y avait eu la lettre de Lo qui, à douze ans à peine, se sentait prêt·e à affronter l'école de Chevalerie du haut de ses minuscules sabots. Elys était revenu, parce que lea jeune faune avait besoin du patronage d'une ancienne famille de la cité, s'iel voulait pouvoir s'inscrire aux examens d'entrée. Elys lui devait bien ça, et les Saem serait un nom qui ouvrirait à l'enfant les portes qu'iel pouvait, s'iel avait le courage de les passer.

— C'était ta chambre ?

Elys acquiesça. Il entendit Iro refermer la porte, couvrir la distance qui les séparait. Elys s'était réfugié dans son vieux lit, laissé libre pour d'éventuels invités par la plus âgée de ses soeurs, qui avait repris la maison familiale. Il avait eu besoin d'une pause, après toutes les effusions. Avec un sourire, il se laissa glisser entre les bras de son amour, sentit ses mains repousser les mèches rebelles derrière la pointe de ses oreilles. Pendant de longues secondes, peut-être quelques minutes, Elys profita paisiblement de ce contact rassurant qui le maintenait fermement à la réalité. Puis, il sentit le pouce d'Iro caresser sa joue, humide, une question murmurée dans le crépuscule qui s'installait :

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

Elys pleurait. Il ne s'en était même pas rendu compte. Il n'avait même pas compris, alors, à quel point voir ses soeurs changerait tout. Elles n'avaient rien dit, rien demandé, rien fait, qui motivait ce changement. C'était leur existence même, qui avait provoqué quelque chose en Elys dont il avait tenté d'ignorer l'existence.

— Tu sais... J'ai essayé de ne pas y penser, mais... dans un monde sans la bénédiction, qu'est-ce qu'elles deviendront ?


Une Promesse de Nuit et d'Ecailles : L'apprenti ChevalierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant