Chapitre 18 - Ode, enfant de Kor Kor

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Ode ne se réveilla pas en sursaut, ce matin-là. Elle émergea doucement, presque craintivement, de rêves qui n'avaient pas beaucoup de sens, qui n'avait aucune importance, qui ne cachaient aucun danger. Elle avait sauté de scène en scène, les protagonistes s'étaient déformés ou avaient changé d'identité, les histoires s'étaient mélangées. Lorsqu'elle papillonna des yeux, son oeil inférieur droit plus encroûté par la fatigue que les autres, il ne resta vite plus rien de ces filaments de songe. Ce n'était pas le genre de rêve que Del avait eu, ça, c'était certain. Pas comme celui où il avait vu la marque de corruption cachée sous son chapeau. Ode, elle, ne faisait que des rêves qui cherchaient à donner du sens à toutes ses interrogations et à toutes ses peurs.

Sans trop de succès. Ce matin-là, elle était toujours aussi perdue et effrayée.

— Donc, mélanger nos magies, attaqua immédiatement Del après avoir englouti son petit-déjeuner.

Les douleurs du garçon semblaient s'être atténuées, s'il avait mangé avec autant d'appétit. C'était la première chose qui sautait, chez lui, même quand il essayait de faire semblant que tout allait bien. Ode n'avait pas vraiment eu faim, et elle ne pouvait pas dire que leur repas soit assez alléchant pour la motiver. Mais elle avait eu bien pire dans sa vie, et au moins les biscuits et les végétaux rassemblés par Lo lui remplissaient vraiment l'estomac.

— Tu te sens assez reposé pour ça ? demanda Lo.

— Bien sûr ! répondit-il avec un brin trop d'enthousiasme.

Ode observait les alentours du coin des yeux, cherchant de nouvelles ombres. Plus aucune n'était venue, même si la jeune fille avait eu des doutes, la veille. Lorsqu'elle avait chanté pour Del la berceuse, cette vieille mélodie qui était restée gravée dans sa mémoire, sans qu'elle sache vraiment d'où elle venait, elle avait senti... quelque chose. Quelque chose d'ancien, quelque chose de profondément ancré dans ses propres entrailles, quelque chose qui était à elle mais pas tout à fait à elle non plus.

Et lorsqu'elle laissait son esprit courir, il lui semblait qu'elle entendait encore les notes de cette mélodie, dans le bruissement des feuilles au-dessus d'elle, dans le craquement des branchages, dans le fourmillement des insectes à ses pieds.

— Ode ?

Lo et Del la regardaient comme s'iels avaient essayé de l'appeler plus d'une fois, sans qu'elle n'entende rien. Elle déglutit. Une règle implicite existait entre elleux, depuis le début des hallucinations : dès que l'un·e d'entre elleux percevait quelque chose d'inhabituel, qui pouvait ressembler de près ou de loin à une hallucination, juste au cas où, iels devaient en parler aux autres. Mais cette fois-ci, Ode décida que ça n'en valait pas la peine. C'était trop petit - et trop grand à la fois - alors elle n'avait pas besoin de leur opinion pour décider que c'était juste la fatigue qui lui jouait des tours.

— Je suis prête.

Lo acquiesça, visiblement résigné·e à l'idée. Del la regarda suspicieusement quelques instants, comme s'ils avait très bien qu'elle ne disait pas tout, mais n'insista pas pour autant. Iels s'assirent directement dans la mousse, Del surélevé sur un sac pour préserver ses genoux, Ode en tailleur, Lo les jambes repliées sous iel, puis attrapèrent les mains l'une de l'autre.

— Essayons d'abord quelque chose de simple, suggéra Lo. Juste une petite lumière. Vous êtes prêt·es ?

— C'est parti ! répondit Del avec un large sourire.

Ode acquiesça, ferma les yeux, puis prit une grande inspiration. Elle n'avait pas l'habitude de faire des sortilèges avec d'autres personnes. A vrai dire, comparée à ses cousin·es, elle n'avait rien d'une magicienne. Alors, quand elle sentit au creux de sa main droite la magie de Del frôler la sienne, tout son corps se tendit avec angoisse. Elle rétracta aussitôt sa main, comme si elle avait plongé les doigts dans une flamme brûlante ou trempé l'orteil dans un ruisseau glacé.

— Est-ce que ça va ? lui demanda le garçon, les yeux écarquillés avec inquiétude.

— Oui, c'est juste... j'ai été surprise, c'est tout, rassura-t-elle. Mais je suis prête, maintenant.

Elle tendit la main vers Del, et ce dernier la pressa légèrement. Lo lui adressa un léger sourire, puis ferma les yeux, et elle l'imita.

Cette fois-ci, Ode ne laissa pas tout de suite la magie de Del s'accorder à la sienne. Elle chercha d'abord celle de Lo, confortablement calée contre la sienne, qui attendait patiemment son contact pour se mettre en mouvement. Elle pouvait sentir, juste en face d'elle, que Del et Lo avait déjà commencé, alors elle se dépêcha -

hésita -

attendit -

trembla.

Puis, timidement, elle poussa sa magie hors de ses doigts. Celle de Lo suivit aussitôt, calme et posée. Battement de coeur après battement de coeur, Lo noua un lien entre leurs magies vers le petit sortilège qu'iels essayaient de tisser. Del, plus rapide, moins patient, la tira avec enthousiasme en avant dès qu'Ode fit un mouvement vers lui, construisant un motif désordonné et déséquilibré. Elle peinait à le suivre, et la magie du Maegis prenait vite le dessus sur la sienne, sans toutefois l'étouffer. Ode serra ses doigts plus fort, les paupières de ses quatre yeux fermement pressées, jusqu'à lui faire mal.

Elle n'eut pas besoin de les rouvrir pour savoir qu'iels avaient réussi : les trois cordes de magie s'étaient réunies pour former un unique noeud, et une sphère de lumière apparut au centre de leur petit cercle.

Ode tremblait toujours. De la pointe de sa queue à celle de ses doigts, tous ses muscles se tendaient et se relâchaient de façon discordante. Ses doigts moites glissaient presque des mains de Lo et Del, stables et sèches en comparaison.

Et sa magie...

Oh, elle n'avait pas été prête pour cela.

La connexion était intense. Ce n'était pas encore de la corruption magique, où une magie étrangère s'infiltrait à l'intérieur de son essence pour en prendre une part, mais c'en était trop proche pour ne pas lui retourner les entrailles. Ode avait la sensation qu'elle mourrait si elle gardait le contact une seconde de plus.

Qu'elle mourrait aussi si elle le rompait.

C'était juste trop, trop pour ses petites mains et pour son coeur magique fragilisé, trop pour ses peurs et ses doutes. A chaque fois qu'elle frémissait un peu trop fort, elle sentait une présence, quelque chose d'autre, ni Lo ni Del ni Ode, quelque chose qui n'avait pas sa place entre elleux. Une ombre, mais pas vraiment une ombre - presque une lumière, plutôt.

Quelque chose de brûlant, qui faisait mal.

Si mal.

Avec un cri, Ode rompit brutalement le contact. Ses mains d'abord, puis sa magie suivit. Son corps prit le dessus sur ses sens, et elle se remit d'un seul mouvement sur ses sabots.

Sans un regard en arrière, Ode partit en courant dans la forêt, la laissant l'engloutir toute entière. 

Tout, plutôt que de laisser le quelque chose la trouver. 

Tout, mais pas ça.

Une Promesse de Nuit et d'Ecailles : L'apprenti ChevalierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant