Harrey

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- Un mois, une semaine et six jours en arrière –



J'avais un carnet A5 dans une main, un bâton de fusain dans l'autre, les pigments noirs se collaient à ma peau pendant que je retouchais les contours du visage de Chérie, les rougeurs sur ses joues, ses petites rides de joie. 

Le paysage défilait paresseusement par la fenêtre du bus, les lumières se sont allumées à la disparition des dernières traces du jour. Ça fait à peine trente minute que j'ai quitté mon foyer d'adoption pourtant, je ne peux empêcher la peur et l'appréhension de grandir dans mon estomac. Malgré cela, je sens aussi l'excitation naître en moi, une soif d'aventure, même si je sais que l'aventure ce n'est pas pour les maladroits.

 Un soupir m'échappe et je regarde un moment par la vitre. Dire que je vais enfin pouvoir voir le ciel, le grand et vaste ciel sans branches ni feuilles pour le cacher. Je ne sais pas pourquoi j'ai dessiné Chérie. Je pense que j'avais peur de l'oublier... Après notre petite promenade, j'ai aidé malla avec le service de midi dans les cuisines, puis elle m'a envoyée faire mes bagages à la maison. Maison... Je n'ai plus de maison maintenant, enfin, pour l'instant... 

Si tout se passe bien ?

Je n'ai pas eu d'adieux larmoyants, juste un au revoir poli et chaleureux. Malla m'a tendu mon ticket et la facture de la chambre de l'auberge où j'allais dormir ce soir, déjà payée. Je suis montée dans un bus vide de passagers, avec un chauffeur dans la quarantaine, un médius vêtu d'un costume violet et d'une casquette plate plus claire. J'ai aperçu brièvement son tatouage, les motifs abstraits regroupés en une ligne qui se superposaient à l'os du majeur. Une bague en encre noire entourait sa deuxième phalange, pour le mariage, et une autre entourait la première, pour sa branche d'appartenance, la marque se terminant par une pointe à la naissance du poignet. Malla m'avait expliqué qu'il y avait un code à scanner dans ces bagues qui permettait de régler les affaires financières ou administratives : communes pour la marque du Mariage, et individuelles pour la marque d'appartenance. A la différence des hommes, les femmes n'ont qu'une seule bague.

J'ai cessé de dessiner, perdue dans la contemplation de ma main gauche, essayant d'imaginer une marque sur l'un de mes doigts. Je trouve cela injuste, tous ces pouvoirs qu'on accorde aux hommes et qu'on refuse aux femmes. Le seul pouvoir dont on a le droit de jouir doit-être partagé alors qu'eux ils ont le choix. Deux possibilités.

Un autre soupir m'échappe. Je me perds dans la contemplation du vide. Qui suis-je pour juger ce monde ?

J'aperçois enfin les petits points lumineux dans le firmament, Mera baignant le monde dans sa douce lumière, transformant ce qui ne devait-être qu'obscurité en milles nuances de bleu marine. J'aurais aimé agrandir mes yeux jusqu'à ce qu'ils puissent embrasser cette scène dans sa totalité. Le ciel. La nuit. Un peuplement de spectres, d'étoiles décédées mais qui continuent pourtant de renvoyer leur lumière. Comme les morts, dans les cristaux d'Almaris.

Je pense que j'ai gardé les yeux grands ouverts pendant tout le trajet. Collés à la vitre. Ça aurait été un sacrilège de fermer les yeux, ou de regarder ailleurs, alors que la nuit se fait toute belle juste au-dessus de moi. Alors qu'il ne suffit que de lever la tête pour être témoin de la grandeur de l'univers. De sa magnificence. Je ne suis même pas sûre d'avoir cligné des paupières.

C'est la voix du chauffeur qui m'a sortie de ma transe. – « Ohé ! Mademoiselle ! On y est, c'est votre arrêt ! »

J'ai sursauté puis j'ai donné une réponse incompréhensible au Monsieur, dans le genre d'une répétition de « oui » qui crie et qui chuchote en même temps. C'était bizarre. Je regrette. Mon carnet m'a échappé des doigts, j'ignore à quel moment, mais je l'ai rapidement ramassé avant d'empoigner ma valise et de sortir du bus à la hâte.

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