Andel

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- Un mois et trois jours en arrière -

Les statues des dieux n'ont pas d'yeux.

C'est dérangeant.

Ils ont les autres attributs du visage, un nez, une bouche, mais pas d'yeux, pourtant on connait tous leur couleur. Mère est au milieu, dans une longue robe moulante qui descend jusqu'au sol et nappe toute l'estrade, les mains posées sur son ventre arrondi. A sa gauche, il y a Père, vêtu d'une toge, et à sa droite, La Main, dans sa combinaison d'aviateur. Les deux hommes ont tous les deux les mains levées en signe de bénédiction, les paumes vers l'extérieur.

Leur ombre s'étend sur toute la ville, le rouge du marbre strié de doré visible dans tous les recoins. Pourtant personne n'oserait jamais lever les yeux pour admirer le chef d'œuvre. Ça ne se fait pas de dévisager ses parents. La coutume veut qu'on baisse les yeux quand on passe devant ces effigies. Et voilà que je les observe à travers les vitres du Temple.

De mon point de vue, je ne peux voir que le dos de Mère et le profil de Père et de la Main. Je pourrais compter chaque veine dorée qui parcourt la pierre. Je peux aussi apercevoir les autres Temples d'ici, alignées respectivement à la statue de leur propriétaire. Mais la résidence officielle des dieux, c'est le Nid, le quatrième temple, et aussi mon nouveau lieu de travail. Notre, nouveau lieu de travail avec Rubben puisqu'on nous a tous les deux assignés à la Main qui nous a fait convoquer dans son labo dès notre arrivée.

Ça fait vingt bonnes minutes qu'on patiente dans un des couloirs du cinquième étage. J'ai toujours la même chanson qui tourne en boucle en fond musical.

Les murs et les sols du Temple sont d'un verre épais, uniforme, le lieu en question ressemble à une gigantesque vitrine de la forme d'un château, avec des poutres et des colonnes en marbre rouge sang par endroit. Ça me donne le vertige. Je ne pourrai jamais vivre dans un endroit pareil.

Il n'y a aucun semblant d'intimité. Ni d'espace. Ni de consistance. Tout est transparent. On a constamment l'impression de marcher au-dessus du vide. De tout voir et d'être vu. C'est sûrement ça l'omniscience.

- « Nerveux ? » - dit Rubben, qui en bon garçon, a tourné son dos à la vue des statues.

- « Pas vraiment. » - admis-je.

Puis le silence se réinstalle. Il nous a fallu attendre quinze minutes supplémentaires avant qu'un des disciples de la Main, un annular en combi turquoise, vienne enfin nous chercher.

- « Salam mes frères. »

- « Salam. » - répond Rubben en hochant la tête

Le disciple a les cheveux blonds coupés courts qui recouvrent son crâne, un peu comme les premières couches de neige sur les toits des voitures aux prémices de l'hiver. – « Suivez-moi, La Main vous attend. »

On le suit jusqu'à un ascenseur différent des autres, avec des murs peints en rouge et non faits de verre comme tout ce qu'il y a ici. Les boutons sont différents aussi, et il y a un scanneur. Le disciple y insère sa main, puis un nouveau set de boutons apparait après un déclic. Des étages secrets. Je vois. Il appuie sur celui qui se trouve tout en bas, puis nous descendons sous terre.

Quand les portes s'ouvrent à nouveau, nous nous retrouvons dans un sombre couloir éclairé par des néons rouges. J'ai l'impression d'être de retour dans le puit. Une grande porte de la même couleur se trouve au bout, avec un combattant et un protecteur posté devant. Tous deux marqués par les dieux, je réalise, au fur et à mesure que nous approchons. Dans une société où le premier réflexe est de fixer la main gauche des gens, c'est facile de remarquer ce genre de chose.

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