Extrait de "L'Alpha (Brouillon) 04".
- Pourquoi est-ce que tu as peur ? Murmure mon interlocuteur d'un ton volontairement rassurant pour m'encourager à me confier.
Je baisse immédiatement les yeux vers mes chaussures pour fuir son regard pénétrant. J'ai l'impression qu'il sait , qu'il comprend. Pour la première fois depuis longtemps, quelqu'un me comprend. Alors je me lance en oubliant la prudence, en oubliant la peur du rejet et ma propre conscience qui me hurle de ne rien dévoiler.
- Parce que ce n'est pas normal, je marmonne d'un ton peu certain. Les gens à qui j'en ai parlé l'ont dit, ils ont été suffisamment clairs.
- Pourquoi est-ce que ce ne serait pas normal de voir ce que tu vois ? Enchaîne-t-il tandis que je sens ses yeux perçants toujours posés sur moi.
- Parce que je ne suis pas comme les autres.
Le silence se fait. Il réfléchit quelques secondes.
J'ai peur qu'il pense comme les autres. J'ai peur qu'il réagisse comme eux. J'ai peur d'en avoir trop dit.
- Alors pour toi, la norme d'un individu et la majorité sont deux choses semblables ? Deux choses que l'on peut associer ?
Je réfléchis un instant puis hoche la tête sans vraiment comprendre le sens de ses mots.
Il jette un oeil aux autres adolescents. Je le vois les couver d'un regard protecteur, un sourire au coin des lèvres. On dirait qu'il n'a pas peur, qu'il a accepté depuis longtemps cette vie. Celle que je m'oblige à subir chaque jour. Comme s'il l'avait choisie. Comme si elle lui appartenait. Comme s'il en était le maître.
- Je ne suis pas d'accord avec toi, finit-il par lâcher au bout d'un moment. Je pense que la majorité et la norme individuelle sont deux choses bien distinctes et que c'est en les confondant qu'on se perd.
- Comment ça ?
- Lorsque la plupart des individus d'une population pense et agit de la même façon on parle de majorité, commence-t-il. Pas vrai ?
Je réponds par l'affirmative.
- Alors qu'est-ce que la norme pour toi ?
- Être normal c'est agir et penser comme tout le monde. Être normal c'est faire comme les autres, ça sert à se faire accepter.
Il me regarde. Sourit. Puis continue calmement.
- Je pense qu'être normal ce n'est pas ça, me contredit-il en se tournant complètement vers moi pour être sûr de me faire face.
Pour être sûr que je comprenne bien ce qu'il est en train de me dire. Pour être sûr que les nouvelles pensées qui germeront de cette idée, ne seront pas des mauvaises herbes.
- Je pense qu'être normal signifie penser et agir selon toi. Quand tout fonctionne en toi, c'est normal. Être qui tu es, c'est normal, ajoute-t-il en pointant son index sur ma poitrine.
Lorsqu'il prononce ces mots, l'horloge dans ma tête cesse brusquement son cliquetis. Chacun de ses mots résonnent en moi comme dans un couloir vide. Mon esprit attrape ces mots au vol et les enregistre les uns après les autres.
- Quand tu marches, ça te paraît normal parce que tu es né avec la possibilité de le faire. Pour quelqu'un qui, de naissance, est incapable de marcher, la norme c'est de ne pas pouvoir le faire. Tu comprends ?
- Mais je ne suis pas né comme ça, je proteste.
- Mais tu l'es devenu. Ce changement fait partie de toi maintenant.
Il me regarde en souriant. Et je comprends où il veut en venir. Je comprends ce qu'il veut que je comprenne.
Je comprends qu'il a raison.
Presque imperceptiblement je hoche la tête en le remerciant d'un regard. Très légèrement, parce que je n'ai pas encore l'habitude de montrer ma gratitude. Et je sais que, comme depuis le début de cette conversation, il comprend.
Depuis six mois, je cherche à être normal, à être comme tout le monde. Je souhaite chaque jour un peu plus que ma vie redevienne ce qu'elle était avant. Avant l'accident. Avant sa mort. Je souhaite chaque jour d'être comme tout le monde de nouveau, sans me rendre compte qu'être différent, c'est normal.
Aujourd'hui, grâce à lui, je comprends que ma différence n'est pas signe d'illégitimité, mais simplement signe de vie. J'ai vécu. Et les cicatrices laissent des marques, à vie. Mais je ne devrais pas en avoir honte. Parce qu'un être sans passé est un être qui n'a rien vécu, qui n'a rien appris, qui n'a laissé sur son passage que les espoirs et les rêves qu'il n'a jamais pu réaliser. Je ne suis pas ce garçon-là. Moi, j'ai une vie pleine de sens.
J'ai une histoire. Mon histoire. Et ça personne ne pourra jamais me l'enlever.
Aujourd'hui je dois tout simplement l'accepter et choisir cette vie, au lieu de la subir.
Parce que c'est ma vie.
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Je n'ai qu'une chose à ajouter à ce passage que j'ai écrit il y a longtemps, mais que je n'ai malheureusement pas eu l'occasion de placer dans mon roman, et c'est :
Soyez les écrivains de vos vies. Ecrivez vous-mêmes votre histoire. Soyez-en les narrateurs et les personnages principaux. Personne n'est mieux placé que vous pour vous en dicter la trame car personne ne vous connaît mieux que vous-mêmes.
Comme d'habitude vous êtes invités à commenter et à laisser vos impressions de lecture, à voter ainsi qu'à vous abonner si mes textes vous ont convaincus. Merci par avance à ceux qui le feront !
Enfin, je vous laisse sur une citation du discours d'Albert Camus pour la réception du Prix Nobel 10 Décembre 1957. Une citation que j'aime particulièrement pour sa justesse ainsi que pour la réalité qu'elle reflète mais dont tout le monde n'a pas conscience.
"Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger."
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Les rêves ne meurent jamais
Poesia*** Les personnages et le monde dans lequel vous vous apprêtez à entrer m'appartiennent. Merci de ne pas faire de plagia. Bonne lecture ! *** "Il fut un temps, j'écrivais parce que je voulais être quelqu'un d'autre, désormais j'écris pour retrouver...