𝚅𝙸𝙸𝙸 | 𝙴𝚕𝚕𝚒𝚘𝚝

21 3 21
                                    





"J'aime les cicatrices plus que
j'aime les blessures."



La lumière blafarde de la lampe de la cuisine tremble légèrement, accentuant les ombres sur le visage de mon père. Son regard vitreux et perdu dans le vide semble chercher quelque chose au-delà de moi, au-delà de cette pièce familière qui résonne soudainement de silence. Je sens le poids de son état alcoolisé dans l'air, un poids que je connais trop bien.

Nous nous tenons là, lui et moi, immobiles comme des statues figées dans le temps. Sa respiration est lourde, irrégulière, et je peux presque sentir la tristesse et la confusion qui émanent de lui. C'est comme si deux mondes se rencontrent dans ce regard fixe : le sien, assombri par les vapeurs de l'alcool et les regrets, et le mien, empli de déception et d'une peur teintée de colère.

   Mes poings se serrent instinctivement, mais je me retiens. Les mots se bousculent dans ma tête, mais aucun ne trouve le chemin de mes lèvres. Qu'est-ce que je peux dire qui n'a pas déjà été dit ? Les promesses brisées, les nuits d'attente et les matins de déception défilent comme un film dans ma mémoire.

   Je veux lui crier de se ressaisir, de voir au-delà de cette bouteille qui devient son refuge et sa prison. Mais la lueur dans ses yeux vides me dit que c'est déjà trop tard, que les démons qui le hantent ont déjà pris racine trop profondément.

   Alors nous nous fixons, mon père et moi, dans ce silence qui parle plus que toutes les paroles du monde. Je vois l'homme qu'il aurait pu être, l'homme qu'il a été autrefois, et la tristesse me submerge.

   Des souvenirs affluent, des moments d'enfance où son sourire éclatant illuminait nos journées. Les promenades en forêt, les histoires racontées au coin du feu, les éclats de rire partagés – tout cela semble désormais appartenir à une autre vie, une vie avant que maman ne parte et que l'alcool ne prenne le dessus.

   Je me souviens encore de ces journées où l'ombre de l'alcool n'avait pas encore terni notre quotidien. Mon père était un héros invincible. Ses bras forts me soulevaient dans les airs, me faisant voler au-dessus de ses épaules, et je croyais que rien ne pouvait jamais briser cette force et cette joie qu'il dégageait.

   Puis, le départ de maman a tout changé. Ça va peut-être paraître stupide, mais j'ai l'impression qu'il la retrouve lorsqu'il boit. Il s'accroche à l'alcool comme à un fantôme du passé qu'il refuse de laisser partir. Ce fantôme, c'est peut-être maman. Il ne veut pas qu'on lui arrache une troisième fois, alors il fait en sorte de toujours l'avoir près de lui, pour la protéger de tout, même de ce qui l'a déjà emportée.

   Il est désespéré. Il a perdu celle qu'il a chérie pendant tant d'années qu'il ne parvient pas à accepter son départ. Il est perdu sans elle, incapable de trouver un sens à sa vie sans sa présence.

   Mais moi aussi, je l'ai aimée, je l'ai aimée toute ma vie. J'ai quand même réussi à accepter son départ le jour de son enterrement, lorsque pour la dernière fois, je l'ai vue sourire. Je ne voulais pas être égoïste et j'ai compris qu'elle était probablement mieux là où elle était. Je ne pouvais pas la garder prisonnière de mon chagrin simplement parce qu'elle me manquait. Elle était ma maman, mais avant tout, elle était Svetlana Waszczykowski, une femme pleine d'espoir et d'amour.

   Je me souviens encore de l'enterrement comme si c'était hier. C'est Babciu qui m'avait emmené parce que papa avait demandé à être seul. J'ai pleuré des heures durant sans lui, réclamant sa présence, disant que j'avais besoin de mon papa pour supporter l'absence de celle que nous chérissions tant.

   Il n'est pas arrivé tout de suite. Puis, alors qu'une cousine de maman prononçait un discours, des hurlements incompréhensibles se sont fait entendre au loin. Nous nous sommes tous retournés et nous l'avons vu, une bouteille à la main, titubant et manquant de tomber à chaque pas. Il ne cessait de nous demander ce que nous faisions à sa femme et exigeait qu'on la laisse tranquille. Le pire moment a été quand il a réalisé qu'elle était dans le cercueil. La bouteille est tombée de sa main et s'est fracassée au sol alors qu'il courait vers elle, trébuchant à chaque mètre mais se relevant sans cesse pour la rejoindre. Il l'a embrassée encore et encore, lui a même donné sa veste pour la réchauffer, et s'est mis à crier pour qu'on appelle un médecin.

UNSTABLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant